Amateurs d'absurde, vous apprécierez. Sur une route qui file au nord vers Port-Saïd, le canal de Suez se fait parfois oublier. Il disparaît, prépare son effet et vlan! Comme un mirage, un vaisseau colossal navigue soudain au milieu de terres sablonneuses...
Amateurs d'absurde, à Port-Saïd, vous embarquerez à coup sûr à bord des ferrys gratuits qui mènent sur l'autre rive du canal, à Port-Fouad... en Asie!!! La tentation est forte. Trop forte. Retour en Afrique...
PORT-SAÏD Ni hiéroglyphes, ni traces de civilisations antiques. Port-Saïd n'avait pas dix ans en 1869 lorque l'on inaugurait le canal de Suez. Elle exporte aujourd'hui du coton, du riz, ravitaille les navires (c'est une zone franche depuis 1976), vit de pêche, un peu, et d'industries chimico-tabatières, beaucoup. C'est aussi un plaisant lieu de villégiature.
Les jours fériés, sous les balcons boisés des maisons coloniales qui bordent la mer, des familles plantent leurs parasols. Papa feuillette l'Al-Gumhûriyya. Maman tranche tomates et oignons. Les fistons taquinent le ballon. Et leurs soeurs aînées se baignent, en manches longues. En sortant de l'eau, leur habit clair et imbibé dévoile l'entier de leurs charmes ô combien plus affriolants qu'un bikini de Saint-Trop'. Papa ferait mieux de relever les yeux de son journal...
Au loin, en équilibre sur l'horizon, les cargos patientent en file indienne avant d'entrer dans le canal et la ronde des bateaux-pilotes, des remorqueurs et des barques de bamboutis.
Les bamboutis - mot dérivé de “boatman” (homme de bateau) - sont au canal de Suez ce que sont les vendeurs à la sauvette dans les embouteillages du Caire. Ils accostent les navires pour échanger des tee-shirts “Hard Rock Café Cairo”, de faux papyrus en feuilles de banane et des pyramides en toc contre quelques devises étrangères. Tout se marchande et il n'est pas rare de les voir regagner leur barque avec des cordages ou des pièces détachées qu’ils sauront revendre aux commerçants du port.
Peuple de l'ombre, les bamboutis viennent pourtant de faire les grands titres. Affrété par la marine américaine pour acheminer on-ne-sait-où des équipements militaires, le cargo Global Patriot a ouvert le feu sur une barque qui s'en approchait. Un bambouti est mort. Mohamad Afifi, 30 ans, père de deux enfants. L’ambassade américaine du Caire a longtemps nié cette “bavure”, mais a fini par regretter le sort de “victimes éventuelles”. L’état égyptien, l'un des principaux bénéficiaires de l’aide américaine au Proche-Orient, a aussitôt accepté les excuses de Monsieur l'Ambassadeur.
L'incident a fait parler de lui, mais pour les bamboutis, le problème est plus global. Depuis les événements du 11 septembre (et peut-être davantage depuis le 12 octobre 2000, lorsque le destroyer USS Cole, amarré à Aden, au Yémen, fut frappé par une embarcation piégée qui tua 17 marins), les autorités du canal ne délivrent plus de licences de bamboutis et un décret international leur interdit désormais d'accoster une embarcation sans autorisation préalable du capitaine...
Amateurs de vie bien réelle, grouillez-vous, comme l'antilope du désert addax nasomaculatus, les bamboutis s'éteindront bientôt.
PS : Port-Saïd est un lieu d'une importance stratégique majeure. Les appareils photos ne sont pas les bienvenus. Du reste, j'ai oublié le mien au Caire. Les images du langage sauront-elles remplacer le langage des images?