Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes chroniques

  • Un petit pas pour les paysans mais…

    420111182_10163709737472468_1205494963491579958_n.jpgUn escabeau pliable, une clé de 10 et un tournevis plat. Ils l’ont fait en plein jour, pour provoquer le dialogue… et montrer que si cet acte est (un peu) illégal, il est 100% légitime.

    Ils l’ont fait ensemble, un paysan et sa fille, celle qui va «reprendre» : ils ont suspendu les vieux souliers du grand-père sur un panneau retourné. Et puis, ils ont pris une photo pour alimenter le groupe Facebook «Révolte agricole suisse»… même si l’employé communal remettra bientôt le panneau à l’endroit («ça fait quand même chenil»).

    Certes, pas l’ombre d’un tas de fumier devant le Palais fédéral, pas d’opérations coup-de-poing dans les Migros, les Coop. Une trentaine de tracteurs à Plainpalais samedi dernier, un seul véhicule à la Riponne mercredi matin. Et toujours pas de manifestation à Berne.

    Capture d’écran 2024-02-13 à 09.39.59.pngAlors on rit de cette «révolte à la Suisse» en couverture du dernier Vigousse et dans l’émission 52 Minutes. On se moque de lUnion suisse des paysans, héroïque, qui publie une pétition… en ligne (qui aura l’effet de toutes les pétitions en ligne : aucun). Et ces parlementaires soudain tellement solidaires… qui ont pourtant validé tous les accords de libre-échange et n’ont jamais osé bousculer la grande distribution.

    Ces derniers mois, chaque fois que je demandais à des paysans pourquoi ils ne se révoltaient pas plus, ils me répondaient : on n’a pas le temps ! Il y a évidemment d’autres raisons. Il est difficile de sen prendre à ceux qui achètent leurs produits, même à très bas prix ; les dernières grèves du lait n’ont rien donné ; les blocages ne font pas partie de notre culture ; et peut-être qu’il existe aussi un manque de solidarité dans la profession, une tendance à la victimisation passive, à l’intériorisation de cette colère…

    C’est pour cela que ces quelques panneaux retournés font du bien. C’est peu de chose, mais assez pour faire naître des discussions. On va interroger le voisin paysan. On en parle au boulot, au bistrot. Les journaux ne parlent plus uniquement de micro-coopératives écoresponsables, ils se passionnent pour lagriculture majoritaire, ils donnent enfin la paroles à des gens du métier.

    Je me souviens dune phrase de l’ancien aumônier des paysans, Pierre-André Schütz : «Ceux qui ne savent pas se répandre (en paroles) sont de bons candidats pour se pendre».

    Par ces panneaux retournés, le monde paysan – asphyxié par la paperasse, les coûts de production, le manque de considération – fait entendre sa voix. Tant mieux. Il semblerait même qu’une partie de la population éprouve un début de sentiment de reconnaissance : on a besoin de vous… vous êtes utiles… on est avec vous.

  • Vers un revenu de transition écologique ?

    Ce mardi, participant à une table ronde sur le réchauffement climatique, j’ai pu rencontrer Sophie Swaton, l’initiatrice de ce revenu innovant.

    La table ronde avait lieu au dernier étage de l’Organisation météorologique mondiale, à Genève. Ciel maussade et pluies diluviennes : le cadre idéal pour évoquer le réchauffement.

    L’événement réunissait des spécialistes des glaciers, des technologies, de l’urbanisme, du GIEC... et puis une femme lumineuse. Pas question chez elle de peurs, d’effondrement imminent. Elle souhaitait agir à l’échelle des communes, partager nos imaginaires, viser le bien-être, rendre la transition désirable. La philosophe et économiste Sophie Swaton, enseignante à l'Université de Lausanne, est la conceptrice du revenu de transition écologique (RTE).

    Lorsque je suis allé en France présenter Faire paysan, mon livre portant sur l’agriculture, on m’a souvent demandé ce que je pensais du RTE. J’étais surpris, considérant ce concept comme purement théorique… et peu connu : son instigatrice vit au bord du Léman depuis une vingtaine d’années. En vérité, le RTE se pratique déjà dans une dizaine de régions de France.

    Le RTE ? C’est un outil mi-social, mi-écologique. «La question n’est plus de choisir entre fin du mois et fin du monde.» Selon Sophie Swaton, la transition écologique est l’opportunité de créer des emplois : des activités qui ne rentrent pas dans les critères de l’économie classique.

    Vous le constatez autour de vous : les initiateurs de petits projets qui œuvrent pour la transition sont souvent épuisés, presque tous fauchés, au bord du découragement. Le RTE assurerait un petit revenu le temps nécessaire à la pérennisation de l’entreprise. «Si notre société ne manque pas d’emplois, elle manque de postes rémunérés qui font sens», pense la philosophe-économiste.

    En Suisse romande, le RTE est en phase de test à Meyrin. On y réfléchit à Genève et dans le Jura. Dans le canton de Vaud, un premier essai est sur le point de voir le jour.

    Et dans ma ville, à Morges ?

    Imaginez le potentiel. Des jeunes qui rêvent d’un retour à la terre, mais n’ont ni terrain, ni mise de départ, sont encadrés pour lancer une entreprise de micro-maraîchage ; d’autres s’affairent à distribuer la production dans des EMS, des crèches. Des bénéficiaires de l’aide sociale (5% de la population vaudoise) proposent un projet qui fait enfin sens pour eux, et sont encadrés pour le réaliser. Des professionnels se réorientent et ouvrent une structure de réparation d’appareils électroniques, une alternative pour se passer des multinationales de fast fashion, un service de cyclo-coursiers, un…

    Chiche ?

  • Des élus, un climat, une agriculture

    L’écriture est une pratique solitaire, une pause dans la frénésie sociale. Et puis parfois, la littérature provoque des rencontres improbables.

    Le 10 octobre, j’étais invité par des associations engagées pour le climat à partager une soupe à la courge avec des députés sur l’esplanade du Château, à Lausanne. Il y avait une grande majorité de socialistes, de Verts… mais aucun élus PLR ou UDC.

    Le climat (la fin possible de l’Humanité), un thème de gauche ?

    Et puis quelques jours plus tard, toujours un mardi à la pause de midi, j’étais convié à la buvette du Grand Conseil pour présenter mon livre Faire paysan devant le Groupe agricole: 60 députés aux deux-tiers PLR-UDC… et une seule socialiste.

    L’agriculture (trois repas quotidiens), un thème de droite ?

    La présidente du Groupe agricole, Laurence Cretegny, ouvre la séance. Pour accompagner la salade mêlée, on sert un excellent chasselas de Maurice Neyroud. Le patron de l’agriculture vaudoise, Dominique Brand, présente des slides Powerpoint : 42% des exploitations laitières ont disparu en dix ans, etc.

    Alors que l’on sert les lasagnes de bœuf, la Conseillère d’État Valérie Dittli évoque l’accompagnement de l’agriculture face au changement climatique. Des Verts réagissent, interrogent le terme «bassin de rétention d’eau», craignent l’exemple des mégabassines en France. «Rien de cela en Suisse», les rassure Dominique Brand («il faut faire très attention à l’usage des mots», me souffle-t-il).

    Et puis c’est à mon tour. À l’heure du bavarois aux pommes, je profite de l’accalmie digestive. Il est question du dialogue possible entre des terriens qui ont tellement envie de raconter leur métier et des citadins de plus en plus curieux des questions agricoles. De l’importance de notions comme la dignité, la fierté ou la reconnaissance pour essayer de saisir le monde paysan. J’ose quelques questions.

    Que se passe-t-il dans la tête de celle ou celui qui doit rompre une longue lignée agricole ? Pourquoi ne voit-on plus de manifestations paysannes ? Pourquoi, malgré la surreprésentation des terriens dans les parlements, on continue de signer des traités de libre-échange insensés ? Pourquoi un duopole Coop-Migros sans garde-fou ? Pourquoi si peu d’aliments locaux dans les crèches et les EMS ? Pourquoi si peu de sensibilisation au terroir et au goût dans les écoles ?

    Plutôt qu’avec des réponses, je sortirai de ces deux invitations avec un timide espoir que nos députés appliquent la recette de la démocratie suisse – la recherche de consensus –, s’engagent pour le bien commun, sans égards pour leur couleur politique.

  • Cenosillicaphobie

    Il est des mots qui facilitent la vie. Voyez plutôt.

    Vous vous réveillez. Votre premier réflexe est de scroller sur votre téléphone, et on vous le reproche. La faute à votre «nomophobie» (peur d'être séparé de son smartphone). Vous maquiller? Vous raser? Pas besoin, il suffit d’apprendre un mot : «cataptophobie» (peur des miroirs). Vous mangez vos tartines, votre partenaire vous propose un fruit, semblant ignorer votre «carpophobie» (peur des fruits). Mais lorsque cette même personne vous fait remarquer que c’est son anniversaire – ouïe – et qu’une fleur eût été… vous glissez le mot «antophobie» (peur des fleurs), ajoutez «gamétophobie» (peur du mariage), «tocophobie» (peur de l’enfantement), et malgré votre «anuptaphobie» (peur de rester célibataire), courageusement, vous filez.

    Même pour un étage, vous prenez l’ascenseur ; «climacophobie» (peur des escaliers). S’il pleuvait, vous retourneriez illico au lit ; «ombrophobie» (peur de la pluie). Il fait beau, vous êtes un fervent défenseur de la mobilité douce, mais on vous a hélas diagnostiqué une rarissime «basophobie» (peur de la marche). On vous refuse également le train ­– «sidérodromophobie» (peur du rail) – et le métro – «stasophobie» (peur de rester debout). Ne reste que la voiture.

    Vous arrivez au travail, en retard, comme il se doit ; «chronomentrophobie» (peur des horloges). Si les dossiers demandés ne sont pas finalisés, c’est à cause de cette satanée phobie administrative. Ce pourrait être pire, l’entreprise est saturée d’«ergophobes» (peur du travail) et de «kopophobes» (peur de la fatigue).

    Pour le repas de midi, vous déclinez l’invitation à la cafétéria ; les collègues connaissent la gravité de votre «géniophobie» (peur du bavardage).

    Vous faites donc encore quelques heures de bureau, pas trop, vous devez être parti avant quatre heures, à cause de votre «tétraphobie» (peur du chiffre 4) : juste le temps d’anticiper les activités du week-end. Hélas pas moyen de débourser 160 francs pour deux places au Cirque Knie, vous êtes «coulrophobe» (peur des clowns). Pas moyen non plus de rejoindre les parents – «syngénésophobie» (phobie de la famille) –, pire, les beaux-parents – «penthéraphobie» (peur des belles-mères).

    Vous serez condamné à fêter avec les amis, de préférence toute la nuit, puisque vous êtes «photophobe» (peur de la lumière du jour). Heureusement, vous n’êtes pas «méthyphobe»  (peur de perdre le contrôle en buvant de l'alcool). Vous remerciez déjà celles et ceux qui sauront prévenir votre «cenosillicaphobie» (peur du verre vide).

  • Battez-vous comme des femmes

    On est le mercredi 14 juin, mon amoureuse et nos filles manifestent dans les rues de Lausanne, pendant que j’écris cela.

    Je les imagine, Place Sainte-Françoise, de l’excitation dans les yeux. Énergie collective. Des féministes de la première heure, des gymnasiennes, dispensées d’examens cet après-midi, par décret cantonal. Des hommes.

    La situation, on la connaît. Revenus moyens inférieurs de 43%, rentes AVS 35% moindres, discriminations, harcèlement, travaux non rémunérés, féminicides bihebdomadaires en Suisse…

    Mon amoureuse leur raconte ses souvenirs du 14 juin 2019 – 50'000 femmes ! –, la chair de poule, la sororité. «Nous ne sommes pas hystériques, nous sommes historiques !» L’aînée lit à haute voix les slogans. «Le mâle est fait !» La cadette raconte qu’un camarade l’a poussée à la récré pour lui prendre son ballon. «Protégez vos filles, éduquez vos fils!»

    Nos filles, elles le vivent déjà, en modèle réduit, sur la place de jeux : les petits mecs ne sont déjà plus des parangons de coopération, d’écoute, de solidarité.

    Et ensuite ? Pourront-elles s’habiller comme elles le souhaitent ? Pourront-elles voyager seule ? Leur consentement sera-t-il respecté ? Éviteront-elles les partenaires toxiques ? Les laissera-ton exercer le métier de leur rêve ?

    Ces dernières semaines, on a entendu des grincheux s’emporter contre «ces féministes qui vont trop loin», qui mélangent tout, anticapitalisme, wokisme et LGBTQIA+.

    Je me souviens.

    Mon père, du haut de ses 17 ans, a évité de peu la votation de 1959, où les hommes ont une dernière fois refusé le suffrage féminin. En 1971, ma mère a enfin obtenu le droit de vote, à l’âge de 21 ans. Le congé maternité n’a vu le jour qu’en 2005 (et les filles étaient déjà nées quand un tout petit congé paternité a été accordé en 2021)… Toutes ces avancées n’ont vu le jour que grâce à des femmes qui, justement, allaient «trop loin» !

    Elles manifestent à Lausanne. J’écris à la maison. C’est mon problème. Je ne suis pas fan des manifs. Je n’aime pas chanter les slogans. Et l’impression de masse m’oppresse. Alors j’essaie de faire autrement. J’ai lu dernièrement Cher connard de Virginie Despentes, et puis La paix des ruches de la vaudoise Alice Rivaz, un livre publié peu avant Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir ; la première phrase a dû faire grincer pas mal de dents en 1947: «Je crois que je n’aime plus mon mari.»

    Et moi ? En quoi mon éducation et ma culture font encore de moi un produit du vieux monde patriarcal ? Comment gratter ces restes de crasse phallocrate ?

    Pour cela, je peux compter au quotidien sur les «ajustements» de mon amoureuse, heureusement et véritablement féministe.

  • L’émerveillement au quotidien

    Puisque demain, c'est Vendredi saint, je me permets d’évoquer ici un prêtre original, visionnaire, celui qu’on surnommait le «François d'Assise lausannois», un certain Maurice Zundel.

    La semaine dernière, un ami m’a apporté son nouveau livre. Cet ami était pasteur à la paroisse de Saint-Livres et Yens dans les années 80, puis aumônier au gymnase de Morges dans les années 90 ; c’est là que je l’ai connu (on l’appelait «Virgule»), et c’est grâce à lui, Virgile Rochat, qu’on fut nombreux à découvrir l’Afrique à 17 ans.

    On boit d’abord un café, puis un verre de blanc, parce que quand même. Son sévère col roulé noir est vite contredit par un rire pétillant, le rire d’un enfant… aujourd’hui à la retraite.

    On parle de son premier ouvrage, sur la crise des paroisses, Les absents ont-ils toujours tort? (1993). Puis du deuxième, plus alarmiste, Le temps presse! (2012). Aujourd’hui, il lâche simplement qu’il a «mal à toutes ces églises vides».

    Il m’offre son dernier livre, S’émerveiller, coécrit avec Marc Donzé, éminent prêtre catholique (beau geste), qui vient de paraître aux incontournables éditions Cabédita, à Bière. L’ouvrage parle d’un homme que je ne connaissait pas.

    Décédé il y a bientôt 50 ans, Maurice Zundel a consacré ses trente dernière années à la paroisse d’Ouchy, dans un relatif anonymat. Ses textes sont désormais lu dans le monde entier ; on lui consacre des biographies, des conférences, des séminaires. C’est que ce prédicateur enflammé – qui savait remplir les églises – était autant l’ami du pape Paul VI que des clochards et marginaux lausannois. Intègre, généreux, sans compromis. Il a passé des années en Égypte, au Liban, respectait l’Islam et toutes les confessions chrétiennes (sa grand-mère était protestante). Il aimait dire : «Ne parlez pas trop de Dieu, vous risquez de l’abîmer.»

    J’ai ouvert et dévoré S’émerveiller avec autant de joie qu’un œuf en chocolat.

    On s’émerveille devant un paysage, une œuvre d’art, l’amour, un enfant ; voilà, selon Zundel, le commencement de tout itinéraire spirituel ; c’est une libération qui vient de l’intérieur, une expérience extatique, un allégement, un détachement ; le temps s’arrête ; on fait le vide, on devient pleinement humain ; on gagne en jeunesse, en tonus ; on «s’étonne» (littéralement : on est frappé par le tonnerre) ; on porte une vraie attention à ce qui nous entoure ; la plupart du temps, on le fait en silence

    silence qui manque tant

    silence qui écoute

    tiens, les hirondelles sont de retour…

    Maurice Zundel correspondait avec Albert Einstein, qu’il aimait citer: «Celui qui a perdu la faculté de s’émerveiller est comme frappé de mort.»

  • Noël à Kiev

    Novembre, les commerces exhument leurs lucratives décorations ; et moi, un vieux carnet de voyage, des pages aux arômes de choux, betteraves et vareniki.

    Le papier a jauni, l’encre a déteint, je parviens juste à lire qu’en arrivant en gare de Tchernivtsi, près de la frontière roumaine, le premier Ukrainien rencontré était saoul, il m’avait offert une cannette de bière puis s’était fait fouiller par la police ; une babouchka s’était démenée pour me faire du change auprès d’un taxidriver transi, avant de me dénicher un lit pour deux francs.

    À Lviv, je m’étais fait sermonner pour avoir prononcé à la russe le nom de la ville : «Lvov». Au cimetière de Lychakivskiy, sur le Monument aux morts, j’avais tracé du doigt sur la neige un Peace&love (cela n’a pas suffi).

    Durant trois jours, j’avais partagé la ferveur orthodoxe du monastères de Pochaïv ; après quatre heures de liturgie, les pèlerins embrassaient l’icône de La Mère Dieu qui avait su repousser l’invasion turque de 1675 (cela ne suffira pas cette fois).

    À Odessa, j’apprenais déjà le sens du mot zatchistka, « nettoyage » en russe ; depuis les attentats du 11 septembre, le carnage contre les « terroristes » tchéchènes était devenu légal.

    En Crimée, j’étais monté dans le plus long trolleybus du monde, une ligne de 85 kilomètres ; j’avais dégusté les délicieux muscats de Massandra (des vins redevenus russe en 2014). À Kertch, j’avais pris le ferry pour rejoindre la Mère Patrie (le pont bombardé il y a un mois n’existait pas encore).

    La suite du carnet évoque cette Russie que j’avais tant aimée, ce peuple qui, pendant trois mois, de l’Oural à Vladivostok, m’avait fait vibrer. Si généreux, si lucide, si drôle. Ce pays dont je disais qu’il était l’un des seuls où je me verrais bien vivre.

    Et merde.

    Mes hôtes ukrainiens habitent leur cave, leur maison est une ruine, ils ne sortent que pour couper du bois (il n’y a plus d’électricité) ou chercher de l’eau potable, ils marchent prudemment, à cause des mines, en scrutant le ciel, à cause des bombes.

    Les amis russes ont fini par s’engager. Poutine, les médias et les voisins ont su les convaincre : l’Ukraine est un foyer de nazis. Ils s’entraînent en ce moment dans des casernes pour adresser bientôt à leurs frères, à leurs sœurs, de jolis cadeaux de Noël.

    Et moi, je baisse le radiateur de 2° par mesure d’économie et peste contre le prix du mazout. La plupart du temps, j’entends parler d’Ukraine sans frémir, sans pleurer, sans trembler. Je n’ai pourtant pas oublié le début de Guerre et Paix de Tolstoï : on est en 1905, la Russie devra bientôt se battre contre ce fou furieux de Napoléon, mais pour l’heure, on préfère se quereller dans un salon mondain. La guerre n’est qu’un sujet de conversation.

  • De la fourche à la fourchette

    Comme un goût de déjà voté, après «les vaches à corne» de 2018 et les «pesticides» de 2021. On peut parier que les votations de ce week-end montreront un même clivage entre villes et campagnes, ce nouveau röstigraben, inquiétant, grandissant.

    On ne parle plus de modifier ou de faire évoluer ; on veut abolir, interdire. On ne veut plus améliorer le bien-être du bétail ; on veut cesser toute forme d'exploitation animale.

    Cette incapacité à dialoguer pourrait décourager. Cependant, pour vendre ses produits, le paysan aura toujours besoin de citadins (80% de la population suisse actuelle) ; et ces derniers ne révolutionneront pas l’agriculture sans les principaux intéressés.

    De ce fait, chaque nouvelle votation est une opportunité pour que villes et villages fassent connaissance. Ces dernières semaines, on a par exemple appris que 90% des fermes respectaient déjà l’exigence des critères de l’initiative : un abattage respectueux, des sorties extérieures obligatoires, du fourrage local, un nombre d’animaux limité. On s’est aperçu que la Suisse ne connaissait presque pas d’élevages « intensifs », puisqu’une exploitation compte en moyenne 29 vaches laitières, 45 bovins, 240 porcs et 300 poules pondeuses. On a aussi découvert la rigueur des lois sur la protection des animaux. En 1992, l’agriculture suisse a été la première du monde à interdire l’élevage des poules en batterie (l’Europe annonce vouloir légiférer en 2027) ; elle ne peut heureusement plus couper la queue des cochons ou le bec des poules (ce qui est encore permis en Europe) ; il faut anesthésier les veaux que l’on veut écorner (pas d’obligation en Europe) ; etc.

    En fait, il semble que l’agriculture suisse changera moins par ses électeurs que par ses consommateurs. À eux d’être cohérents : ne plus crier au scandale paysan, tout en continuant d’acheter n’importe quoi dans les grandes surfaces. S’ils consommaient que des produits locaux, de saison, s’ils décidaient de manger tous les morceaux d’un animal, s’ils étaient d’accord de payer un peu plus cher leur viande – ils le peuvent, leur budget pour l’alimentation ne constitue que 7% des dépenses d’un ménage ! –, l’offre des magasins serait immédiatement bouleversée, sans que l’État ou les grands distributeurs n’aient leur mot à dire. En quelques années, la production s’alignerait naturellement sur les aspirations des consommateurs.

    Des paysans aux citadins, de la fourche à la fourchette, et si on abordait l’avenir ensemble ?

  • Comment peut-on posséder un bout de lac ? 

    D’habitude, je trouve cela normal. Mais allez savoir pourquoi, cette fois, je le trouve intolérable, ce grillage, tout à l’ouest de la plage publique des Mellières à Buchillon, ce panneau «passage interdit».

    Heureusement, en ce mois d’avril, le niveau du lac est au plus bas, 30 cm en dessous du niveau normal, pour anticiper la fonte des neiges ; il est donc aisé de contourner l’obstacle et poursuivre ma flânerie sur des galets couverts d’algues sèches. Je longe de petites baies ombragées par des arbres somptueux. Dépaysement garanti. Paradis à deux pas d’ici.

    Etonnamment, je ne culpabilise pas devant le « chien méchant » de cette énième « propriété privée » ; je sais que ce sont ces panneaux qui sont illégaux. 

    Le libre accès aux rives du lac figure en effet depuis quarante ans dans la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) : « il convient de tenir libres les bords des lacs et des cours d’eau et de faciliter au public l’accès aux rives et le passage le long de celles-ci » (article 3). Au niveau cantonal, la loi sur le marchepied permet aux communes d’exproprier « pour assurer au public, à titre de servitude, l'utilisation du passage » (article 14).

    Ces écriteaux ne font donc que rappeler la confiscation par quelques fortunés d'un bien commun.

    De retour à la maison, refaisant le parcours sur Google Map, je distingue clairement la petite dizaine de monstrueuses propriétés qui mènent à  l’embouchure de l’Aubonne. Sur ces trois kilomètres de promenade le long du lac, je n’ai rencontré aucun être humain, seulement des volets clos. J’ai alors une pensée pour la cohue des baigneurs qui s’agglutineront bientôt sur la plage de Préverenges. J’imagine ici l’été : deux ou trois propriétaires insouciants sur une grève déserte, à perte de vue.

    Près de la moitié des 87 km de rives vaudoises du Léman n’est toujours pas accessible au public. Pourquoi n’applique-t-on pas les lois ? Pour ne pas faire fuir les plus gros contribuables ? Par peur des oppositions, des avocats, des menaces ? Ou alors seulement pour préserver la biodiversité des rives ?  

    Je crois bien que signerai l’initiative que devrait lancer l’association Rives publiques au printemps 2023 pour changer la législation fédérale et rendre les bords des lacs à la population. Et vous?

  • Un milliard planqué sous la forêt

    Il y a des revues qui vous empoignent comme des polars. J’ai dévoré le dernier numéro d’Heidi.news, une centaine de pages sur "les Vaudois et leur bac à sable magique", une enquête chargée d’humour noir menée par le journaliste Claude Baechtold. 

    Chaque année, la Suisse romande creuse l’équivalant d’une pyramide de Khéops de « sable » pour assumer ses chantiers ; en même temps, elle produit l’équivalant de deux pyramides de déchets de construction… qu’elle enterre dans ses gravières.

    L’enquête révèle que les gisements vaudois actifs seront tous épuisés en 2023. Un tiers du sable provient déjà de France, ce qui engendre chaque année 40'000 allers-retours de camions transfrontaliers. Au rythme actuel, il n’y aura plus de gravier vaudois d’ici 60 ans ; ensuite, il faudra concasser la roche ou «faire une pause de 2'500 ans pour permettre au Rhône de reconstituer cette réserve», s’amuse Claude Baechtold.

    À deux pas de chez moi, les bois de Ballens abriteraient 18,5 millions de mètres cube de «sable», l’équivalent de 555 millions de francs (30.-/m³). Ajoutez à cela les revenus de l’ensevelissement des déchets (qui rapporte autant que l’extraction), soustrayez les frais d’exploitation : vous parvenez à un gain de près d’un milliard de francs, soit l’équivalent… de la dette du canton.

    En gros, si la commune de Ballens - qui possède la grosse moitié du bois concerné - faisait sécession et nationalisait son sable, elle pourrait s’offrir une dizaine de centres aquatiques morgiens…

    Claude Baechtold décrit minutieusement la guerre de tranchées que se livrent la vénérable Holcim Suisse, filière de LafargeHolcim, plus grosse multinationale de ciment du monde, et le jeune trouble-fête Orllati.

    Il montre comment des communes et des petits propriétaires doivent traiter directement avec ces deux « titans », sans cabinet d’avocats ni appui du Canton. Comment on ne discute pas du prix.  Comment la première guerre a été remportée par un consortium emmené par Holcim. Mais comment Orllati ne s’avoue pas vaincu, notamment pour exploiter l’autre partie du bois, qui appartenait à des habitants de Denens. Comment, selon le journaliste, tous les coups sont désormais permis : pression sur un exécuteur testamentaire, condamnation de trois innocentes à cinq millions de droits et intérêts, paysans expulsés de leur domaine à Yens, à Saubraz, etc.

    L’intensité de la lutte est à la hauteur des centaines de millions de francs en jeu. Ce qui me choque le plus, c’est que le Canton arbitre cela de loin, ne réglemente pas, tout simplement parce que ce gravier est indispensable à sa croissance, ses grands chantiers. Puisse-t-il un jour avoir le courage de se mesurer à ces deux monstres pour éviter que les «petits» se fassent concasser en même temps que leur sol ?