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Textes chroniques - Page 5

  • Février à la vigne

    Il taille, son nom de famille vient de Toscane mais l’accent, lui, est bien vaudois. Il taille avec des écouteurs dans les oreilles, il écoute France Culture, «Les chemins de la philosophie», l’émission lui parle de Friedrich Nietzsche. Il aime tailler : «C’est le seul moment de l’année où je domine la vigne». Il dit que la taille, c’est comme le foot : «L’œil doit précéder le geste». Lorsqu’il entend l’hymne italien avant un match de la Squadra azzurra, il a des frissons, c’est pour cela qu’il n’a jamais demandé sa naturalisation.

    zoom_LivreFredericRouge.jpgElle taille en se remémorant l’Australie de ses 18 ans, la Patagonie de l’an dernier. Elle taille en rêvant de sa prochaine évasion. Elle se sent libre malgré tout parce que la seule patronne qu’elle tolère, c’est la nature. Elle se réjouit que la vie reprenne ses droits, que la vigne pleure et se peuple à nouveau de mésanges, de pinsons, de salamandres, de lézards et de couleuvres noires.

    Il taille l’un des vingt-six cépages qu’il a planté comme les vingt-six lettres de l’alphabet. Des moutons broutent entre les lignes. Il veut que sa vigne soit heureuse, il pense que l’engrais, c’est de la poudre à canon, il en veut aux «dealer de pesticides». Pour lui, le vin est le meilleur moyen qu’ait trouvé l’homme pour faire parler la terre.

    Elle taille, elle était la première maman à la garderie ce matin, elle sera la dernière ce soir. C’est pour cela qu’elle vient d’engager un manœuvre. Quand son frère est né, le grand-père a dit : «Je peux mourir tranquille, il y aura un héritier». Quand elle a décidé de reprendre le domaine, à l’âge de 15 ans, son père l’a mise en garde : «Tu sais, ce n’est pas vraiment un métier pour les filles».

    Il taille, il ne vient pas d’une famille de terriens, il était consultant à l’UBS. Il a d’abord dû convaincre ses parents, pour qui la vigne était un loisir accessoire. Il taille mais il dit qu’il sculpte. Le cep est un patrimoine à transmettre. Il visite chaque souche et s’excuse du mal qu’il leur fait. Il n’utilise pas de sécateur électrique. Il taille en conservant un «bois de respect». Il dit qu’il a de plus en plus besoin de l’hiver, que c’est une saison qui le régénère.

    Elle taille, elle vit à deux cents à l’heure, toujours entre deux feux, entre son métier de vigneronne et ses obligations de mère. Son mari fait plus facilement la part des choses. Tous deux se sont rencontrés à l’école de Changins. Ils aiment dire qu’ils font chambre commune mais domaine à part. Selon elle, l’élevage du vin ressemble à l’éducation des enfants : «On ne le modèle pas à son image, on pose les limites puis on laisse faire». Dans sa cave souterraine, l’un des quatorze tonneaux de chêne porte le nom de son fils. Elle dit que le nettoyage de ces tonneaux, c’est son Weight-Watcher : « Si je parviens à y entrer, c’est que j’ai conservé ma ligne».

    Il taille, il est né le premier jour de la vendange 1980, une «crouille année». Sa fille est née le premier jour des dernières vendanges. Il hésite encore à donner son prénom à la cuvée. Il me montre une affiche prévention datant de 1900 : «Que donner à boire aux enfants ? Du vin plus ou moins coupé selon l’âge, à partir de 4 ans. Pour les adultes, de 0,75 à 2 litres de vin par jour.»

  • Mots nouveaux pour neiges d’antan

    On lit, on est concentré sur une tâche d’intérieur, soudain on relève la tête et c’est là. De l’automne à l’hiver en moins de temps qu’il faut pour l’écrire. Certes avec un mois et demi de retard sur le solstice mais tout de même, waouh ! Le ciel était vide et il est plein. On est passé à côté du bulletin météo et ça nous tombe dessus, comme ça, sans prévenir.

    J’arrête tout pour la voir tomber, cette neige qui finit par tenir sur les toits des immeubles et des voitures. Même l’asphalte reçoit son absolution. Tout cela se passe de l’autre côté de la vitre mais ça suffit, ça apaise, les démarches des passants ralentissent, la ville fait silence.

    Dans ma rue – même si un carambolage sur l’A3 impliquant une cinquantaine de véhicules vient de faire 17 blessés dont trois enfants et même si un randonneur de 28 ans a perdu la vie en début d'après-midi dans une avalanche au-dessus d'Ovronnaz - il y a de la magie, des combinaisons d’hiver, des moufles, des joues rouges, une bataille de boules de neige, un bob à volant dans un coffre, des citadins qui rentrent triomphalement chez eux avec une paire de ski sur l’épaule et – malgré les pelles à neige et les grattoirs pour pare-brise – une fine pellicule de joie recouvrant le tout.

    Alors voilà, j’ai voulu mettre un peu de tout cela ici. Mal m’en a pris. Page blanche. Impossible à noircir. Des poésies de sapin de Noël, de vieux souvenirs qui n’intéressent que moi, rien de plus.

    Comment transcrire le choc des premières secondes où le froid s’empare de nous ? Les Tibétains ont un mot pour cela : Achu. Nous pas.

    Les Néerlandais ont Uitwaaien, marcher dans le vent.

    Les Russes, Khalyava, jouir de quelque chose que l’argent ne peut offrir.

    Les Iraniens, Kashr, montrer ses dents en riant.

    La langue française est trop cérébrale, conceptuelle, elle ne sait pas parler des petits plaisirs. Pour nommer la neige, elle n’a qu’un mot, Neige.

    Les Québécois ont  Floconnerie, chute de neige paisible et sans vent, Névasse, neige fondante et souillée, Peaux de lièvres, gros flocons de neige humide, Poils de lièvre, neige légère…

    Mais quel dénuement en comparaison des Inuits !

    Vous souhaitez évoquer la première neige de l’année ? Apinngraut.

    Les flocons qui tombent en spirale ? Perquservigiva.

    La neige qui craque sous les pas ? Qiqiqralijarnatuq.

    La neige épaisse et molle sur laquelle il est ardu de marcher ? Maujaq.

    Celle déposée sur les vêtements ? Ayaq.

    Celle qui se prend dans les cheveux ? Sukerksineq.

    Une fine pellicule de neige qui dissimule un piège ? Miligaq.

    De la neige qui sert à boucher le trou d’un igloo ? Nargrouti.

    De la neige tassée et gelée à l’endroit où un chien a dormi ? Aoktorunrzeq.

    Et un trou formé par un jet d'urine ? Qorktaq...

    Pour sortir de la gonfle et débuter cette année moins démunis que la précédente, voilà des propositions de néologismes pour les dix définitions ci-dessus :

    Primmaculée, spiralaine, flocron, herminasse, étole-des-neiges, pélikühl, guet-ablanc, emplâtre, blancouette et perce-neige.

  • Et sinon, vous faites quoi dans la vie ?

    12b43b1bb501d4dbf484e74ad1e751ba_f593.jpgDu 21 juin 2015 au 21 juin 2016, l’auteur neuchâteloise Antoinette Rychner a consacré une trentaine d’heures hebdomadaires à décrire ce qu’elle voyait par la fenêtre d’une roulotte garée dans son jardin, à Valangin. Une roulotte aménagée en bureau d’écriture - panneau solaire pour l’ordinateur, réchaud à gaz pour le café et poêle à bois pour l’hiver - une chambre à soi, comme le préconisait Virginia Woolf.

    Une année pour un livre : Devenir pré.

    De la prose nombriliste ? Il faut attendre la page 73 pour surprendre un je, et l’auteur s’excuse illico. Un exercice de style stérile ? Plutôt la preuve que la contrainte libère. Un art docile, immobile ? En notre ère de dispersion et de distraction, un acte de résistance, de désobéissance.

    Elle s’acharne à voir, écouter, sentir. L’aulne, le frêne, les pissenlits, les reines-des-prés, surtout le vieux tilleul, devenu personnage dès la page 14, qui durant l’automne « perd la parole avec la dignité d’un Monsieur âgé à qui beaucoup de choses seraient devenues égales ».

    Elle consulte Les oiseaux de nos régions et questionne les végétaux : « Tige simple, ou rameuse ? Rameuse. Couleur ? Jaune. Observer les feuilles – ça pourrait bien être un sénéçon ». Elle réalise ensuite son erreur, « comme si désigner ainsi de façon pseudo-savante scellait une séparation entre sujet observant et phénomène observé, une forme d’appropriation ou même de domination ».

    topelement.jpgPapillon, grillon, limace, coccinelle, renard, taon, buse, chevreuil, chauve-souris, rouge-queue, cadavre de campagnol creusé aux intestins par un scarabée, sitelle, pinson, et puis un lièvre : « Alors comme ça, il en vit par ici, il en passe pour de bon à moins de cent mètres du lit où l’on dort ».

    Par franchise, sa prose héberge un chat, des vaches, la Twingo jaune du facteur, une bossette à purin, des pétards du 1er août, la rumeur de l’autoroute et un écriteau : Valanginoises, Valanginois, votez NON à la fusion.

    Elle nous ouvre aussi les portes de sa petite fabrique d’écriture. Les doutes artistiques se mêlent à de plus triviales préoccupations : « Par ses deux vus, What’s app m’indique qu’est bien parvenu à l’aînée ce message qui demandait de cuire en arrivant, avec les céréales de son choix, les deux légumes subsistant dans le bac du frigo ».

    Dossier de subventions, discours pour le Prix suisse de littérature, tribune pour la rétribution des auteurs. Et toujours cette question : « Et sinon, vous faites quoi dans la vie ? Mère de famille, d’accord, mais sinon ? ».

    Le 12 juin, elle va écouter une sœur de plume, Samar Yazbek : Si je retourne en Syrie, on m’égorge ! Elle se voit alors dans sa roulotte, inoffensive, démunie face à l’actualité, des migrants morts dans un camion par asphyxie - 59 hommes, 8 femmes 01.jpget 4 enfants - les attentats du 13 novembre…

    Dans son pré, la Beauté subsiste, malgré tout. Antoinette Rychner est son indispensable porte-parole.

    Antoinette Rychner, Devenir pré,

    éd. d'Autre Part, 184 p.

    Photos : Mario del Curto et Odile Meylan.

  • Le dernier livre de Pierre Baumgart !

    Demandez-lui, peut-être vous le montrera-t-il, ce petit carnet noir avec une étiquette comme on en collait sur les cahiers d’écolier, ce sont ses premières archives. Sur la première page, une date : 10 juillet 1980. Pierre a 11 ans, il note avoir observé aux Étoles, près de Jussy, dans la campagne genevoise, une pie-grièche écorcheur, une buse variable et déjà… un milan noir.

    Trente-six ans ont passé, juillet 2016, vous buvez le café dans son atelier de gravure, en plein centre-ville, quand soudain… le chant du milan noir ! Pierre sourit, c’est la sonnerie de son téléphone.

    Comment dire.

    ce-couple-de-milans-noirs-renovent-1800x1136.jpgÀ 14 ans, Pierre faisait son premier voyage ornithologique, en Scandinavie. Puis ce fut l’Espagne pour les loups, les Pays-Bas pour les oies sauvages, la Norvège pour les combattants, la Roumanie pour les ours bruns, les îles Shetlands pour les loutres, le Canada pour les baleines, le Spitzberg pour les ours blancs, dernièrement le Costa Rica pour les tortues luth.

    Aujourd’hui, Pierre croque volontiers la faune de sa ville natale, des animaux dont tout le monde se contrefout puisqu’ils ne sont ni mythiques ni exotiques, pas même menacés, et gratuits. C’est le contraire du wild-budiness des voyages naturalistes et des documentaires animaliers.

    Entre mars et juillet, depuis six ans, vous le verrez ainsi presque tous les jours installer son télescope à trépied à cinq minutes à pied de chez lui, sur une passerelle piétonne qui enjambe le Rhône, reliant le quartier de Saint-Jean au Bois de la Bâtie. Il dessine « sa » femelle milan noir. C’est qu’il entretient avec elle une relation suivie. D’année en année, il consigne sous forme de croquis chaque étape de sa vie, le retour en Suisse, les réparations du nid, les parades, la couvaison, le nourrissage.

    Il retrouve l’émoi de ses 11 ans, quand son champ d’observation se limitait à son quartier, sa campagne, qu’il commençait à reconnaître les oiseaux, à leur donner un nom, un sexe, un âge, à apprendre leurs cris, leurs habitudes de reproduction, leur zone de migration.

    La discrète femmelle qu’il voit dans sa lunette voyage à sa place. Deux fois par année, elle parcourt 4’000 kilomètres, en solitaire, sans assistance extérieure. Elle a côtoyé des flamants roses, des cachalots, des dauphins, des girafes, des crocodiles, des gazelles, des babouins, des hippopotames…

    Elle est un trait d’union entre l’Europe et l’Afrique, deux continents irréconciliables, un symbole fort en cette époque de méfiance envers les flux migratoires.

    Un symbole si fort que Pierre n’a pas résisté à la suivre, en France, dans les Pyrénées, en Espagne, au détroit de Gibraltar, jusqu’au Sénégal oriental, dans le Parc du Niokolo Koba.

    Il est revenu avec des centaines de croquis, quelques aquarelles et une question destabilisante : Le milan noir est-il un oiseau européen qui gagne l’Afrique pour fuir l’hiver ou un oiseau africain qui rejoint sa savane au plus WEB_Milan-Noir.jpgvite après avoir niché dans des pays plus tempérés ?

     

    Pierre Baumgart, En suivant les milans noirs,

    édition Terre&Nature, décembre 2016.

  • Le Goncourt morgien

    9782842301095FS.gifEn quête de témoignages sur les vendanges de jadis, je tombe sur un ouvrage illustré de Bernard Clavel, tiens…

    … ce nom... oui ! En 1981, l’écrivain français Bernard Clavel posait ses valises à Morges. Un séjour de quatre années assez marquant pour qu’il choisisse plus tard de déposer toutes ses archives à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

    Livre phare de sa bibliographie, Les fruits de l’hiver raconte la tragédie ordinaire de parents âgés, sous l’Occupation, sans nouvelle de leur fils résistant. Prix Goncourt 1968 !

    MR_Clavel_03.jpgA Morges, il écrit La lumière du lac, un roman retraçant l’histoire des migrants francs-comtois ayant dû fuir la peste et la guerre en 1639. Ils s’en vont à pied, affrontent la neige, la faim, les loups. L’espoir est grand, passant la frontière suisse et arrivant sur les rives du lac Léman, de trouver enfin un havre de paix. A Morges pourtant, ils ne sont pas les bienvenus. On les parque dans un village isolé où ils tentent tant bien que mal de recommencer une nouvelle existence...

    Détachons-nous de la honte de ce très lointain passé… et revenons à nos Vendanges !

    Clavel a 16 ans en 1939, il récolte le raisin dans son Revermont natal : « Il faut croire que la vigne est dotée d’une force secrète, car dès les premiers jours, en dépit de la fatigue, de la souffrance, je me suis mis à l’aimer ».

    Il convainc très vite le vigneron de l’engager pour l’année. Il frotte l’intérieur des tonneaux, bûcheronne, taille des échalas, soigne la jument, arrache, laboure, plante, taille, effeuille : « Jamais encore n’avais-je autant regardé la terre et ce qu’elle porte de beauté ».

    Bernard Clavel décrit une époque où, avant les saints de glace, des hommes se relayaient pour veiller la nuit, et sonner les cloches de l’église en cas de gel ; on conservait alors les sarments dans les vignes pour pouvoir rapidement leur bouter le feu...

    A la fin du livre, une phrase anodine me bouscule et laisse comme un goût de vinaigre : « Je n’avais jamais le temps de lire car, le soir, la fatigue m’écrasait avant même que je m’écroule dans mon lit ; une poésie entrait en moi qui n’avait pas grand-chose en commun avec celles que je trouvais dans les livres. »

  • Partez voir les bêtes !

    Rares sont les ouvrages qui trouvent les bons mots pour dire la « beauté insolente » du monde. La jeune auteur belgo-suisse Anne-Sophie Subilia y parvient dans un roman paru cette année : Parti voir les bêtes.

    file6qi8ezoa4msej2q51sx.jpg

    Voilà un monde qui sent, pas la bougie parfumée, le petit veau encore tiède de l’après-midi, un monde qui s’écoute, pas le roulement des tronçonneuses, les clochettes à travers les carreaux de la bergerie, un monde qui se touche.

    On referme ce livre avec, justement, une furieuse envie de partir voir les bêtes, comme le grand-père du protagoniste qui « s’enfonçait dans les bois, sans provisions ni rien, et revenait à la tombée du soir les bottes crottées et la couperose aux joues ».

    L’intrigue est simple, elle ne suffit à faire le livre. Parti voir les bêtes, c’est d’abord une langue fabriquée pour le plein air et un regard sur ce qui nous reste de paysage.

    Paysage sans paysan. Le grand-père, « avec sa main que les années dehors, les cordes et le savon avaient usées », dit d’une « voix pleine de fissures » au petit-fils : « C’est plus la peine que t’apprennes à te servir de mes outils, on vend la ferme ».

    Paysage mité. Le village imaginé par l’auteur est caricatural, avec son rond-point, ses bus à deux étages, son champ de fleurs en self-service, sa petite école reconvertie en logements et ses gabarits pour futures maisons mitoyennes avec garage en sous-sol, jardin carré, piscine gonflable, robot tondeuse…

    Il y a dans ce livre une déambulation qui rappelle celles du poète Philippe Jaccottet. Anne-Sophie Subilia lui a consacré un mémoire universitaire. Elle montre la même attention émerveillée aux éléments familiers, le même don de tout rendre précieux. Une mésange bleue ? « Douze grammes, et ça passe la nuit dehors ! »

    Il y a des ingrédients du  nature-writting, un genre inspiré par l’écrivain-philosophe américain Henry-David Thoreau. L’environnement est un acteur à part entière, pas seulement un décor pour l’expérience humaine.

    Il y a aussi du François Terrasson, ce grand questionneur de notre rapport à la nature, de notre perte du lien sensoriel avec elle, de notre obsession à la dompter.

    Il y a surtout du Kenneth White, l’initiateur du concept de « géopoétique ». La jeune auteur a fréquenté à Montréal « La Traversée », une branche de l’Institut international de géopoétique. Elle en garde une perception globale du réel, alliant poésie et sciences exactes, soucieuse du corps autant que de l’esprit. Ainsi, le héros du livre devient, plus que le personnage central, un outil cher aux « géopoètes » : la marche.

    « Ce pas agit et se faufile en toi. Tu lui confies ton errance. Il devine à ta place ce dont tu as besoin maintenant […] Ce pas vous rapièce, toi et la grosse masse ivoire thumb-large_subilia_140x210_102.jpgdu ciel. Ce pas comme une aiguille à coudre. Ce pas, qui est la plus ancienne conquête humaine ! »

    Anne-Sophie Subilia, Partir voir les bêtes,

    éditions Zoé, 2016.

    Photo : Bertrand Rey

  • Le cycle de la vigne, le cycle de la vie

    Tout est allé si vite. L’impression que c’était hier. On avait bien fêté, bien mangé, bien bu, bien ri, même chanté, chacun était reparti chez lui. On avait la paix. On faisait de l’ordre, on remettait en état, on rangeait les choses à leur place. On allait prendre du bon temps, rester tranquille à la maison. Du temps vide pour peupler le présent d’avenir et de passé…

    Tailler, parcourir toutes les lignes, une à une, visiter tous les ceps, un à un, des jours, des mois solitaires, célibataires, la grosse veste, les gros souliers, la bise noire contre la joue, la goute au nez, le silence feutré, le couinement du sécateur électrique et comme un goût de fil de fer au fond dans la gorge.

    Espérer pourtant que l’hiver dure, dure encore, que la nature ne se réveille pas trop tôt.

    Mais quand reviennent les couleurs, dans les champs, dans les vergers, dans les jardins, se surprendre à verser une larme. Comme la vigne.

    La sentir souffrir en dedans, se déchirer, s’ouvrir, accoucher.

    Le miracle des premiers bourgeons. Une odeur de miel et de tilleul.

    La vie en est à ses balbutiements, elle s’ébat devant nos yeux. Elle est à peine là qu’on a déjà peur de la perdre, peur des saints de glace, peur des insectes, peur des champignons, peur du sec, peur tout simplement. On imagine tous les dangers, tous les prédateurs, on se prémunit, on anticipe, on pronostique, on regarde le ciel, on sonde les nuages, le vent, on estime la terre.

    Un jour, elle fleurit. Il faut venir tout près d’elle et se pencher pour le voir.

    Et puis le temps s’accélère, les jours grandissent, ils sont encore trop courts, il y a tant à faire, la vigne est une liane, elle pousse, elle pousse, tous les jours, elle ne fait que pousser, même la nuit, on en fait des cauchemars, on l’entend pousser, elle ne nous laisse pas dormir, on veut la maîtriser, la diriger, on lui court après, on est dépassé - ébourgeonner, effeuiller, égrapper, défeuiller - il y a tant à faire.

    Un beau jour, on s’en veut, on s’aperçoit qu’on a fait qu’étouffer ses élans, ses envies.

    Toute une vie contre-nature.

    On a deux mois de torpeur pour laisser faire, attendre.

    En secret, on craint encore, l’orage, la grêle, la pluie, le chaud, les étourneaux. On ferait n’importe quoi pour que rien ne lui arrive. On pose des filets. On tire contre le ciel. Sans trop y croire.

    9900_Lavaux_vendanges_dezaley.jpgEt puis, ça devait arriver, c’est devant nous, devant vous, ça sent le fruit mûr, mature, gonflé, doré, adulte.

    Dans quelques jours, il sera fin prêt, il sera là, on lui dira adieu, en haut de la ligne, à la va-vite, sans trouver les mots. Il y aura un grand bruit de moteur, il sera loin.

    Et nous pas tant bien, un peu orphelins.

    Le voilà dans d’autres mains.

    Il vieillira bien ou mal, ma foi, on aura fait ce qu’on a pu.

    Il ne nous restera que les couleurs de la dernière et plus belle des saisons.

    Il vieillira bien ou mal, ma foi, on aura fait ce qu’on a pu.

    Il ne nous restera que les couleurs de la dernière et plus belle des saisons.

  • Un écrivain en pyjama se livre sur les quais

    Charismatique, lumineux, pénétrant. Dany Laferrière. Le président d'honneur du Livre sur les quais est de ces auteurs que tout le monde apprécie. Il a commis des titres tels que Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer ou L’Art presque perdu de ne rien faire. Il siège pourtant à l’Académie française. Haïtien de naissance laferriere©Jf+Paga++Grasset_0.jpgmais québécois d’adoption, il écrit avec l’énergie des tremblements de terre et la quiétude de l’herbe qui sommeille sous des mètres de neige.

    Si la foule du festival vous refuse de tailler une bavette avec lui, offrez-vous une soirée en tête à tête en dégustant son délicieux Journal d’un écrivain en pyjama.

    Après trente années de métier, Dany Laferrière s’adresse à ses lecteurs. Il parle de l’art d’écrire, mais aussi de celui, indissociable, de lire. Il désacralise la création, ouvre le débat, lance des discussions, offre des conseils et prête à rire.

    De la vague envie d’écrire au roman publié, toutes les étapes sont abordées : choix de la première phrase, peur de la page blanche, dosage des adjectifs (« prenez une machette, fermez les yeux, et taillez-moi cette broussaille. Enlevez un adjectif sur deux, et vous verrez mieux devant vous »).

    C’est une ode à la simplicité (« quand vous cherchez depuis un moment à décrire la pluie qui tombe, essayez : il pleut »), à la sincérité (« on écrit le plus près de soi pos­sible, et c'est ce qui nous rapproche le plus des autres ») et à l’humour (« j’ai un ami qui, pour se mettre en train, a besoin de lire un écrivain si mauvais que ça lui donne l’impression de pouvoir faire mieux »).

    C’est un ouvrage plein d’encouragements pour les jeunes auteurs, avec quelques piques adressées à ses collègues, dont vous croiserez quelques spécimen lors du Livre sur les quais :

    « L’écriture est une étrange passion dont il faut retarder le plus longtemps l’explosion si on ne veut pas se retrouver, plus tard, avec un goût de cendre dans la bouche. Rien de plus terrible qu’un écrivain qui a terminé son œuvre trop longtemps avant sa mort ».

  • Pourquoi être devenu écrivain ?

    Réponse à cette question posée dans le cadre d'un tandem littéraire lors du Salon du livre et de la presse de Genève 2016 :

     

    La faute à un Piaggio de 1978 avec des roues à rayons et un grand autocollant « Skateboarding is not a crime », un vélomoteur acheté d’occasion à un Egyptien de Renens, Mansour Farag Waguih, son nom était inscrit sur ma carte grise.

    La voiture est confinée, la moto est brusque et le vélo se laisse distraire par le muscle. Le boguet, lui, se conduit d’une main, casque pendu au guidon, trente kilomètres à l’heure au plat, un peu plus si on se penche en avant, quinze, vingt ou trente minutes de contemplation à pleins poumons, ce qu’il faut pour rêver juste, rêver éveillé, s’imaginer un autre, plus vaste, apercevoir la mer, à une quinzaine d’heures de route, et que dire de la nuit, ce petit halo de vie concrète sur le bord de la chaussée.

    Ce sont ces heures de disponibilité qui m’ont fait écrivain.

    Ou pas.

    La question « Comment êtes-vous devenu écrivain ? » revient souvent. La plupart du temps, je réponds : c’est la faute à un excédent de vécu, un an et demi de voyage solitaire en Asie et en Afrique, entre 2001 et 2003, un vécu qu’il a fallu formuler et fixer pour pouvoir le digérer et le partager… A force de le répéter, j’ai fini par y croire, mais c’est faux. Les voyageurs pondent rarement des livres. Et jamais, depuis que je ne voyage plus vraiment, l’écriture ne s’est autant imposée à moi.

    Alors quoi ?

    D’abord, il y a un livre, à 17 ans. Entre une étude de fonction du deuxième degré et un documentaire sur les civilisations précolombiennes - prends ça dans ta gueule ! - Moravagine de Blaise Cendrars. C’est sa faute si je ne suis pas aujourd’hui microtechnicien. Je ne résiste pas à l’envie de recopier ici quelques lignes de sa postface :

    « Travaux forcés, vie de bagne durant de longs mois alors que les trains roulent, que les bateaux vont et viennent, et que je ne suis pas à bord, et que des hommes et des femmes se réveillent, et que je pourrai être là pour leur dire bonjour. Il faut vraiment avoir une réserve énorme de bonheur emmagasiné pour se mettre délibérément dans cette situation d’outlaw qui est celle des hommes de lettres dans la société contemporaine ».

    Un voyage et un livre ? C’est un peu plus compliqué que cela.

    Au commencement, il y a, je crois, une conscience précoce de la mort. De la mienne et de celle des autres. Quand on est immortel, on pratique un métier, on achète des objets, on part en vacances. Quand on se sait mortel, il y a d’autres urgences, il faut planter des cerisiers, faire des bébés et écrire des lettres, des poèmes, des romans.

    Il y a aussi un constat pessimiste sur la capacité des être humains à communiquer entre eux, à se comprendre. L’écriture et la lecture sont à cet égard l’exception. Ils sont la discussion idéale. Un émetteur cherche ses mots, des mois durant, personne ne l’interrompt. Le récepteur n’a ensuite rien d’autre à faire que les absorber, s’en imprégner, des heures durant, à travers les siècles, à travers les continents. Puis les rôles s’inversent.

    Il y a hélas des causes plus sournoises, cathartiques, névrotiques : régressions narcissiques, fantasmes de permanence, mécanismes de défense, troubles obsessionnels compulsifs…

    Il y a surtout un engagement - ne riez pas - un engagement diffus, nébuleux, mais un engagement tout de même contre tout ce qui est prévisible, tout ce qui est gâché, tout ce qui est laid et bruyant, tout ce qui est simpliste et brutal.

    Quand j’écris – même si c’est pour évoquer un archipel du bout du monde ou une vieille actrice oubliée – j’ai toujours mal à mon actualité, à ma Suisse, pauvre, esseulée et dépressive, à ma Syrie, ma Libye, mon Congo, mal à mes femmes violées, mes hommes torturés et mes enfants privés d’enfance.

  • Cacher le soleil avec la main

    C’est parfois sur le chemin du retour, marchant au bord d’une route asphaltée, par 35 degrés à l’ombre, sans ombre… que se précisent de vagues intuitions : dans une heure ou deux, je serai à nouveau en ville et il ne subsistera rien de cette autre vie possible, là-haut, le vertige, le silence feutré, la paix.

    Dans la nature, je me dissous, je suis comblé, ravi, mais pas fécondé. J’essaierai de fixer quelques impressions, les soustraire à la fuite du temps… en vain.

    C’est comme être bouleversé par un film, sans trouver les mots pour en parler.

    Cette nature, je l’ai eue dans les cuisses, les tympans, les pupilles, j’ai humé son air, sué sur ses courbes, siesté sur l’un de ses replats, bu son eau, elle m’a traversé de part en part, mais pas une phrase, pas un mot. Elle refuse de s’allonger sur le papier.

    Je pourrais m’asseoir dans l’herbe et peindre, avec des pigments naturels et l’eau des ruisseaux. Enregistrer des ambiances sonores. Ou donner dans l’art conceptuel, suspendre ma paire de Salomon aux murs d’une galerie, et dire : voilà ma nature !

    En écriture, il est plus difficile de sublimer son impuissance.

    Ce n’est pas qu’une question de lexique. C’est une erreur de perspective : je n’ai jamais su me mettre à la place de l’herbe, du vent, de l’aigle.

    La cervelle n’est pas l’organe privilégié du contact avec la nature, elle en est plutôt le filtre. Elle ne sait la saisir dans sa totalité, son unité.

    J’appréhende la nature comme un touriste, un randonneur, pire, un sportif. Plus compétents sont les chasseurs, les bûcherons, les garde-forestiers. Je me crois supérieur car libre de la contempler – sans fusil, sans tronçonneuse, sans mandat – mais c’est l’inverse.

    Lorsque je suis parmi les éléments, je me recroqueville sur l’homme, et donc sur moi-même. Les paysages défilent sur ma rétine, je n’en retiens que des aspérités superficielles : indications de sentiers pédestres, mantras tibétains, bâtons télescopiques… Je note ce que je sais plutôt que ce que je sens.

    expo_2006_hainard_portrait_l.jpgLes mots justes, je les trouverai finalement dans l’un des essais, hélas méconnus, du graveur animalier genevois Robert Hainard :

    « Le chasseur primitif, entraîné à apprécier une empreinte à peine marquée, l’herbe froissée, à reconnaître dans la pénombre l’ondulation d’une échine, à coordonner tout instinctivement le mouvement de son bras projetant la sagaie et celui de l’animal en fuite, était merveilleusement apte à saisir la réalité plastique dans sa mouvante unité. L’homme moderne, habitué à tout traduire en mécanismes, pièces détachées, définies, rigides, morcelant les choses en mots et en signes, abruti de bruits industriels et de publicité, de panneaux énormes, de lettres de feu, ne voyant plus que ce qui est signalisé en noir sur blanc, en est toujours plus incapable » (Défense de l’image, 1967).