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Textes chroniques - Page 8

  • En avril, enivrez-vous !

    12017667_1034907013220309_3752711217689686150_o.jpgAu lendemain du Salon des vins Arvinis, la ville de Morges accueillera « Les Salves poétiques », un festival à taille humaine pour se saouler… de mots.

    « Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise… »

    La prose de Baudelaire est de saison. Du 21 au 24 avril, la poétesse morgienne Laurence Verrey vous invite en effet à découvrir, pratiquer ou vous réconcilier avec la poésie, ce « chant de l’âme » trop souvent maladroitement enseigné dans les écoles, froidement décortiqué dans les universités et volontiers mis à mal en société.

    Durant quatre jours, les « Salves » (www.salvespoetiques.ch) vous feront soulever l’asphalte, trébucher sur des pavés négligés, renoncer aux discours saturés, stériles, oublier pour un temps l’efficace, l’artifice, renouer un lien sensuel à la langue et découvrir une ville généreuse, féconde, tout ce que dissimule la sonorité frustre du mot : « Morges ».

    12002643_1034913683219642_4769944053231972750_o.jpgLes « Salves poétiques » convieront pour cela une myriade de poètes confirmés. Nimrod, du Tchad, Maram Al-Masri, de Syrie, Angèle Paoli, de Corse, Françoise Matthey, des Franches-Montagnes, Dominique Sorrente, de Marseille, qui proposera en outre une performance poétique à deux voix au Château de Morges le mardi 21 avril. Côté suisse, Claire Genoux, Prix Ramuz de poésie 1999, et François Debluë, auteur du livret de la Fête des Vignerons 1999. Tous écriront sur la région et liront des textes le jeudi 23 avril sous le marronnier de l'Hôtel-de-Ville.

    Pour celles et ceux qui aiment écrire, mais manquent d’idées, d’impulsions ou de temps pour s’y mettre, les « Salves » offriront aussi gratuitement des ateliers d’écriture. Emmenés par un écrivain, vous aiguiserez votre regard et écrirez, pour le plaisir et en plein air.

    Enfin, pour clore le festival, place aux jeunes. Ancienne tradition du gymnase de Morges, une « Nuit des poètes » renaîtra de ses cendres dans les caves de Couvaloup. Une scène ouverte permettra d’entendre des jeunes de la région dire la vieille ville avec des mots neufs...

    Bref, en avril, découvrez-vous fertile !

     

  • On a tout, parce qu’on n’a rien

    Le lac hiberne encore. Une eau sèche, comme du métal. En face, le blanc s’accroche aux sommets savoyards tandis qu’ici, les rives prennent leurs premiers verts, des verts qui sentent fort. Et puis les bourgeons, les feuilles, les insectes, les oiseaux. Il n’y a sur le lac qu’un seul voilier, il avance au moteur.

    topelement.jpgPrès de l’embouchure du Boiron, c’est l'une des rares rives encore sauvages du Léman,quelques mètres carrés que les trop riches n'ont pas pu acheter.  Il  n’y a sur la plage qu’une  nasse  en  inox.  Les  galets  ont  une  jolie  couleur,  avec  comme  des  tessons  de bouteille dedans.

    Soudain,  un  jogger  fluorescent  traverse  le  tableau,  en  sueur,  de la  musique dans les écouteurs. C’est la pause de midi d’un employé de banque. Une promeneuse de chien emprunte  le  même sentier,  prenant  son  temps et  riant  des  trois  bouteilles  de  blanc disposées sur notre table.

    Une guirlande de drapeaux tibétains, des filets, des amarres, des caisses, des bouées et des rames, c’est la maison de Manu, qui est moins une maison qu’une sorte de cabane de briques et de bois, des briques qui se lézardent et du bois qui a pris le soleil

    Manu n’est pas pressé, il laisse le poisson se reposer. Il le peut bien, il était debout avant moi, et même avant le jour, il était debout dans sa barque, à relever à la main, un à un, les filets  déposés  la  veille.  Il  avait  pris  avec  lui  un  ami  qui  a  encore,  dans  son  sourire,beaucoup de joie accumulée durant la matinée.

    Le visage baignant dans le soleil, nous dégustons la féra du jour. Le ciel, la montagne etde petites vaguelettes qui viennent les unes après les autres refroidir les galets…

    Le téléphone sonne. Elle veut huit perches pour ses invités de ce soir. Elle demande si lepoisson est frais. Elle viendra les chercher dans dix minutes !

    Manu raccroche, il est à sa place, dans le beau temps de ce milieu de mois d’avril. Clope au bec, il pense comme le pêcheur Rouge de La Beauté sur la terre, peut-être le plus beau roman de Ramuz :

     

    La tranquillité et la liberté ! Regardez-moi ces autres, j’entends ceux de la terre, parce que nous,  on est de l’eau,  et ça fait  une grande différence.  Ces gens de boutique,  ces attachés par  la  semelle,  tous ces vignerons ou ces gens qui  fauchent et  râtèlent,  ces propriétaires d’un coin de pré, d’un bout de champs, d’un tout petit morceau de terre.Vous les voyez qui sont forcés de suivre un chemin et toujours le même, entre deux murs,entre deux haies, et ici c’est chez eux et à côté pas. C’est plein de règlements, plein de défense de passer. Ils ne peuvent aller ni à gauche, ni à droite. Nous, on va où on veut. On a tout, parce qu’on n’a rien.

     

    Quand je m’en vais, Manu a remis son tablier et répare ses filets en écoutant plein tube un morceau de rock.

  • Le chant des « shégués » de Kinshasa

    Le Congo n’est pas avare en tragédies. L’une choque particulièrement parce qu’elle concerne l’enfance, et plus particulièrement 25'000 enfants de la capitale.

    shégué.jpgCe sont les shégués, des orphelins, pire, des enfants-sorciers : des jeunes rendus responsables d’un problème familial et jetés à la rue, avec la bénédiction du pasteur d’une quelconque église du Réveil.

    Ces enfants mendient, balaient les rues. Les plus âgés boivent, rackettent, volent. Les filles se prostituent, dès l’âge de 10 ans, et tombent enceinte. Le soir, un shégué surveille ainsi des bébés allongés sur des cartons, pendant que les filles-mères retournent travailler…

    Des centres d’hébergement existent heureusement, à l’image de Jeunes au Soleil, dans le quartier défavorisé de Masina : deux dortoirs de lits doubles, avec mousses, draps de lit, et un réfectoire où je fais la connaissance de Christian, absorbé par un dessin animé, Jérémy, 11 ans, qui en paraît cinq de moins, Moke-Mie, très appliqué dans ses devoirs, et Elie, premier de classe à l’école primaire, avec une moyenne de 78%.

    Cette petite communauté réunit en ce moment dix-sept anciens shégués. Tous ont l’obligation de dormir dans le centre et d’y prendre leurs trois repas (dans un pays où on ne mange souvent qu’une ou deux fois par jour). Tous suivent des cours d’alphabétisation. Certains font même du théâtre ; cinq d’entre eux ont ainsi joué, à l’occasion de la Journée internationale de l’enfant, devant un millier de personnes !

    Gisèle y travaille comme éducatrice depuis cinq ans, sept jours sur sept, huit heures par jour. Elle a vu onze collègues démissionner. Elle me présente les rapports journaliers : sortie sans permission, bagarre pendant la nuit, douleurs au niveau du ventre, santé très préoccupante, somnifère dans l’assiette de l’éducateur pour regarder le match. Et puis : trois nuits sans aucun incident.

    La rubrique « Histoire de l’enfant » des dossiers personnels parle de pauvreté, de divorces, d’abandons : ses parents l’ont chassé à cause de la sorcellerie, l’oncle l’emmène à Kinshasa pour retrouver son père, il l’abandonne et rentre à Matadi…

    Après bientôt dix ans de persévérance, le fondateur du centre, Richard Bampeta, en veut surtout aux Congolais qui ont trop vite compris que les organisations caritatives occidentales étaient généreuses envers les shégués. Ils ont ouvert leur propre structure, empoché l’argent et aussitôt renvoyé les enfants à la rue.

    On se dit alors : un tel cynisme, à quoi bon…

    Et puis, au moment de quitter le réfectoire des Jeunes au Soleil, Gisèle demande à Christian, Jérémy, Moke-Mie et Elie de se lever. Tout sourire, ils s’alignent et entonnent pour le visiteur une chanson pleine de vie. Lumineuse. Qui fait aussitôt oublier ce que l’être humain a de plus sordide.

  • Les survivants du Zoo de Kinshasa

    Il aurait été préférable de vous présenter les gorilles du Parc des Virunga, près de Goma. Mais seuls de rares touristes ont les moyens de les voir. Non, autant vous montrer les seuls animaux accessibles aux 12 millions de Congolais agglutinés dans la capitale : ceux du Zoo de Kinshasa.

    ZooKin.jpgA son ouverture, en 1938, le zoo était entouré de verdure. Loin du centre-ville, il accueillait 3'000 animaux de 600 espèces différentes. Aujourd’hui, son enceinte est prise dans la jungle asphyxiante des quartiers populaires, à deux rues du très animé marché central. Il n’abrite plus que 150 animaux et les visiteurs sont rares : une classe d’écoliers en uniforme, une dizaine de couples venus s’enlacer à l’abri des regards, et un mundele (un Blanc).

    Les deux lions sont morts il y a 20 ans, par manque de soins vétérinaires ; les barreaux de leur cage en ruine sont tapissés de plantes grimpantes. Les ours eux aussi ont disparu ; l’un d’eux avait mangé l’enfant d’un mundele, me dit un gardien, hilare. La cage des léopards, vide aussi depuis sept mois, pour cause d’avarie de viande (à préciser qu’il s’agit d’un produit de luxe pour 90% des Congolais de Kinshasa).

    On commence alors la visite avec les deux seuls pensionnaires présents depuis le début, Antoinette et Simon, un couple de crocodiles du Nil ; « depuis 1938 à l’inauguration », lit-on en lettres défraîchies. Il y a quinze ans, Simon avait dévoré un gardien.

    Ensuite, un singe vert, originaire du Congo ; c’est par lui que serait née l’épidémie d’Ebola dans les années 70, selon la légende. Puis deux babouins qui auraient à ce jour subtilisé aux visiteurs une dizaine de téléphones. Enfin, trois chimpanzés qu’il a fallu transférer dans la cage des gorilles (morts il y a longtemps) parce qu’ils avaient détruit à trois reprises leur cage pour s’évader.

    Dans l’allée des oiseaux, une oie criarde sert de système d’alarme ; on a dernièrement volé quatre porcs épics, et trois varans il y a un an. Plus loin, un marabout à l’aile cassée. Et puis des perruches dites « inséparables », parce qu’elles ne peuvent vivre qu’en couple ; le septième volatile perd déjà ses plumes et mourra bientôt.

    Un python de trois mètres sommeille dans une cage sur laquelle est écrit : « don du président de la république Joseph Kabila » ; les chevaux du dictateur paissent également dans la prairie du zoo…

    Il paraît que des fonds européen vont permettre de faire revenir les lions, les gorilles et les éléphants. « Dans un futur proche », ajoute le gardien : une expression courante ici.

    En secret, le gardien espère vivement que ces fonds iront plutôt à la population. Car si les animaux sont mal nourris, les gardiens, eux, ne sont plus payés du tout. Ils sont aussi les survivants du zoo de Kinshasa.

  • Nos intégristes à nous !

    Lorsqu’en ce début d’année, on parle d’extrémisme religieux, on pense forcément à l’Islam. Qu’en est-il des chrétiens de chez nous ?

     

    Deux chemins étaient représentés, l’un, large et mauvais, semé de tentations – les cafés, le cinéma, l’alcool, les slows et les baisers qu’on a envie d’essayer à 12, 15 ou 17 ans - l’autre exigeant, étroit, le chemin droit que Dieu espère pour les hommes. La morale personnelle se présentait comme un choix dramatique, et non pas comme quelque chose qui se construit au gré des expériences.

     

    wpfe08f0e6_03_06.jpgL’enseignante vaudoise Anne-Sylvie Schertenleib se souvient ainsi d’un tableau de famille qui avait marqué son enfance. Dans un récit fraîchement paru, Toutes ces choses extrêmes et si importantes, elle évoque la réconciliation entre son éducation dans un milieu évangélique - « mon Jésus m’empêchait de vivre et étalait mon péché à chaque pas » - et sa vie de femme curieuse et épanouie - « j’ai pu douter, penser contre ce qu’on m’avait dit, et choisir ».

    Si l’auteure est parvenue à concilier ces deux mondes, sans perdre la foi, combien souffrent encore de telles déchirures ?

    Depuis un siècle et demi, la région d’Aubonne, par exemple, concentre plusieurs communautés évangéliques, la plupart darbystes. Même si l'évolution actuelle de ces assemblées tend vers plus d'ouverture, on peut, à mon sens, parler d’intégrisme, puisque ces frères vivent selon une doctrine rigide, repliés sur eux-mêmes, et que leurs conventions sont pour le moins excessives : structure familiale patriarcale (seul le père travaille à l’extérieur), code vestimentaire pour les femmes, mariage autorisé qu’au sein de l’assemblée, refus de la contraception, absence de contact avec les autres Eglises, culte réservé aux membres de la communauté, abstention de vote et d'engagement politique, rejet du cinéma, du théâtre, de la télévision, etc.

    Ce christianisme très moralisant n’est pas une secte ; il n’est pas dangereux pour le reste de la société, et les darbystes sont souvent des citoyens chaleureux. Mais combien de tensions familiales et de souffrances durables ? Combien de jeunes à subir les pressions d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’un cousin ? Combien de parents ayant perdu leur enfant embrigadé ?

    Loin de moi l’envie de lancer une chasse aux sorcières. Je rêve simplement qu’au 21ème siècle - dans le district comme partout ailleurs - on renonce à ces religieux lavages de cerveau, ces croyances infantilisantes, et qu’on ranime un vieux credo: penser par soi-même.

    Anne-Sylvie Schertenleib, Toutes ces choses extrêmes et si importantes, éditions de la Thièle, 2014.

  • TGV Lyria et butor étoilé

    Ceci s’écrit dans le sens contraire de la marche du train, sur une tablette rabattue. « Ladies and gentlemen, welcome on board », un accent français prononcé.

    Une vitre sale me prive des neiges de la plaine de l’Orbe, des cerisiers dessinés à l’encre de Chine et des rapaces qui brassent la brume rosée du matin. Je vais d’une ville à une autre ville, sans poser un pied parterre, sans jouir d’une nature enfin hivernale. A cadence régulière, les passagers éternuent et propagent l’épidémie. Côté fenêtre, on lit Forel et le Léman, il y a des graphiques à l’intérieur. Côté couloir, on parle japonais, il y a un iPad qui filme en travelling. Sur la vitre, il est écrit « issue de secours », il y a un marteau brise-verre à proximité…

    Ne pas prendre le temps de fouler la terre et apprécier la nature. La consommer. La semaine dernière, une heure de route, parking, une heure de peau de phoque, panorama au sommet du Pic Chaussy, une demi-heure de descente, parking, une heure de route. La semaine prochaine, au Grand-Bornand, de ces Alpes disneylandisées, avec magasins de sport, télésièges débrayables, pistes bleues et après-skis…

    Dernièrement, j’ai fait la connaissance du dessinateur animalier genevois Pierre Baumgart. Une amitié est née. Nous avions prévu de nous promener dans le Jura. La veille au soir, il m’appelle : « Tu sais pas quoi ? Il y a un butor étoilé au bord du Rhône ! ». Tiens. Ça alors. Un butor étoilé… (est-ce un insecte ?, un oiseau ?, un rongeur ?, je ne connais que l’écrivain Michel Butor...). Wikipédia m’apprend qu’un butor étoilé est un échassier de la même famille que le héron, une espèce menacée. Mon moteur de recherche retrouve un article de Terre et nature, un reportage dans la Grande Cariçaie, sur les rives du lac de Neuchâtel : « Lorsque le butor étoilé se décide enfin à prendre le risque de se mettre en marche, quel spectacle ! ».

    Le lendemain, Pierre m’emmène donc au bord du Rhône, dans les Teppes de Verbois. Munis d’une paire de jumelles et d’un télescope, nous attendons. Se mêlent à la lumière de janvier les vapeurs de l’usine d’incinération des Cheneviers, les trajectoires des vols pour Cointrin et la symphonie des bûcherons. Une heure passe. Puis deux.

    copie-butor-etoile-camargue.jpgSoudain, le voilà. En lisière de roselière. Ses pattes démesurées. Ses mouvements reptiliens. Quel spectacle. Deux minutes d’émerveillement pur. Puis il disparaît…

    Mon TGV Lyria traverse maintenant le Jura français. A grande vitesse, dans le sens contraire de la marche, prisonnier d’une vitre sale, j’ai une pensée attendrie pour ce bon Pierre qui doit être en train de croquer un martin-pêcheur, ou s’émerveiller des mouettes des Bains des Pâquis.

  • Comme une espèce qui disparaît

    Zoo de Hobart (Tasmanie), le 7 septembre 1936

     

    Bien cher homo sapiens,

    Ce lundi de septembre, l’astre irradie le ciel austral, une centaine de degrés fahrenheit à l’ombre. Il n’y a pas d’ombre, tu as bêtement oublié d’ouvrir la trappe de mon abri.

    Quand le soleil aura disparu, la nuit sera longue et glaciale, je ferai mes dernières rondes entre tes hautes grilles de mailles serrées.

    Huit ans déjà. Qu’ils sont loin les eucalyptus géants de mon enfance, qu’elles sont floues les forêts denses de la Vallée de la Florentine.

    C’est là-bas que ton frère m’a capturée, il y a trois ans, c’était au début de l’été. Il m’a piégée au collet, il m’a jetée dans une caisse en bois, il a percé deux petits trous. Il a mis la caisse dans un wagon de marchandises pour Fitzgerald, Westerway, New Norfolk. A Hobart, il te l’a échangée contre cinquante-cinq livres australiennes. Tu l’as ouverte au pied-de-biche, entre ces grilles de mailles serrées. Tu m’as trouvé un nom, Benjamin, tu n’as même pas su reconnaître mon sexe. Tu as dit que je tombais bien, le précédent avait crevé vingt mois plus tôt, son cadavre vendu cinq livres à un musée pour en exhiber la peau. Maintenant, ma présence ferait revenir les visiteurs…

    tigre_tasman.jpgAs-tu déjà oublié à quoi ressemble un thylacine ? Vois cette photographie prise à mon arrivée. Oui, une sorte de grand chien au poil court, avec quinze bandes sombres sur la croupe, j’étais le Tigre de Tasmanie.

    Visionne ces cinq séquences filmées au zoo, quelques secondes en noir et blanc. Tu me vois tourner en rond, la démarche lourde, tu peines à croire qu’en liberté, je faisais des bonds de kangourou. Tu me vois roupiller, enroulée sur moi-même. Tu me vois poser mes pattes de devant sur les grilles pour manger dans ta main. Tu souris quand je baille à m’en décrocher la mâchoire... Seulement, ces films sont muets, et jamais plus tu n’entendras mes aboiements, mes grognements.

    Maudit 13 mai 1792. Tes aïeuls nous ont « découverts », contemplés, dessinés, ils nous ont trouvé un nom, thylacinus cynocephalus, ils nous ont pesés, mesurés, découpés.

    Et puis la curiosité a viré à la crainte. Ils ont vu nos mâchoires de loup, ils ont prédit de lourdes pertes bouchères pour les éleveurs. Ils nous ont chassés sans relâches, ils ont offert des primes d’abattage, une livre par tête d’adulte, dix shillings par tête d’enfant. Il y a six ans, ton cousin, agriculteur à Mawbanna, craignant pour son poulailler, a tué mon dernier cousin en liberté.

    Et puis la crainte a viré au regret. Il fallait absolument nous protéger, nous « réintroduire », dans l’état de Victoria, délimiter des réserves, dans l’Arthur-Pieman. Cet été, vous nous avez accordé votre « protection juridique ». Il me restait cinquante-neuf jours à vivre, et j’étais la toute dernière représentante de l’espèce.

    Vous conserverez des centaines de peaux dans vos musées, chaque pays voudra la sienne. Vous daterez nos carcasses au carbone 14. L’Australian Museum de Sydney investira quarante-huit millions de dollars pour cloner un embryon conservé dans le formol.

    Les crypto-zoologues croiront en notre survie, quelque part. Ils offriront 1'750'000 dollars australiens pour une capture. Ils déposeront des appâts, des pièges photographiques, ils brandiront pour preuve de mauvaises vidéos tournées dans le Queensland, une touffe de poils ramassée au nord-ouest de la Tasmanie, une foule de témoignages authentiques, autour du Lac Saint Clair, près du village de Pyengana, et jusqu’au Puncak Jaya.

    Vous ferez de moi la mascotte de votre équipe nationale de cricket, le logo de vos plaques d’immatriculation, le signe distinctif des bières de la Brasserie Cascade.

    En mon souvenir, vous ferez de ce 7 septembre la Journée nationale des espèces menacées. Un office du tourisme ira jusqu’à restaurer la cabane de celui qui m’avait capturée il y a trois ans…

    Le ciel s'embrase de rouge et d’or, le vent se lève, il fera froid, trop froid, tu ne viens toujours pas ouvrir la trappe de l’abri. Je ne passerai pas la nuit. Il n’y aura plus jamais de portée dans la poche marsupiale d’une thylacine.

  • R.I.P. Le Mazot

    Le 24 Heures  en parlait ce lundi : Le chantier du nouveau quartier des Fonderies marque le début de l’impressionnante mue de Morges.

    L’article évoquait la fin d’une époque. Après la fermeture des usines Oulevay et Pasta Gala, la destruction de la fonderie Neeser marque la fin de Morges l’industrielle.

    Mazot.jpgC’est une autre fin qui me chiffonne le cœur aujourd’hui, alors que je passe, rue de Lausanne 33, devant les palissades de chantier. Il y avait là derrière, entre la route cantonale et le chemin de fer, au pied de la fonderie, un petit chalet sur la paroi boisée duquel on peut encore lire, pour quelques semaines, l’inscription « Le Mazot ».

    Si les murs pouvaient parler.

    Le Mazot, un havre de verdure indomptée, le contraire d’un parc public aseptisé. Le Mazot, un loyer modéré, pas de digicode, portes ouvertes à toute heure, toute l’année. Le Mazot, un calendrier chargé en festivités, une centaine de noctambules pour les plus mémorables. Le Mazot l’hiver, des jeunes à peine vêtus quittant un sauna artisanal, traversant la route, sous le regard médusé des automobilistes, pour se jeter dans le lac. Le Mazot l’été, une scène improvisée sous un tilleul géant pour des concerts de chansons françaises…

    Adieu Le Mazot. Et merci. Tu as su nouer de sacrées amitiés - autant de prénoms gravés sur le plancher de ton salon - et quelques histoires d’amour.

    Voilà pourquoi je suis partagé entre la satisfaction de sentir Morges bouger, se développer, et la mélancolie de voir disparaître une oasis de liberté de plus.

    Avant d’habiter Le Mazot, j’avais côtoyé L’Ephémère, un squat portant bien son nom. L’endroit, rebaptisé Résidence du Square des Charpentiers, n’abrite aujourd’hui que des appartements de haut standing…

    Me revient alors en tête « La Coquette », un poème de Sébastien Pleux, ancien locataire du Mazot :

     

    Du long de longues palissades

    des terrains en jachère

    s’enlaidissent chaque jour

    d’appartements trop chers 

    luxure désopilante

    La Coquette se la joue femme friquée.

     

    Et puis ces vers d’anticipation :

     

    Mon pauvre ami de Morges, où est passé ta rouille ?

    Dans un cadre en bois, bientôt la photo du Mazot…

     

    Puisse le nouveau quartier des Fonderies vivre pleinement et accueillir une vraie mixité sociale. Parmi les 115 logements prévus, 18 seront des logements subventionnés, c’est un début. Le quartier sera labellisé « Minergie ». Puisse-t-il – et les trois autres qui verront le jour d’ici 2025 – gagner le label d’une autre énergie renouvelable : celui de la chaleur humaine.

  • Au siècle passé, Federer était morgien, et écrivain

    AVT_Claude-Anet_1247.jpgIl n’a pourtant donné son nom - Claude Anet qu’à une ruelle en bordure du rail et de l’autoroute, un chemin planqué derrière l’avenue Paderewski.

    Il naît à Morges en 1868, il grandit dans une famille protestante, il s’appelle encore Jean Schopfer.

    En 1892, il remporte le Championnat de France international de tennis, le tournoi qui allait s’appeler… Roland Garros.

    Dix ans plus tard, il publie, sous le pseudonyme Claude Anet, un recueil de nouvelles intitulé Petite ville. Son préambule parle de la Coquette :

    « Ma petite ville ne compte que 6'000 habitants, des mœurs bourgeoises, discrètes, paisibles ; elle est presque en retrait de l’existence. Dans les statistiques judiciaires, elle doit figurer au rang le plus honorable ; les délits y sont rares, les crimes inconnus. Pourtant elle a ses drames. »

    Puis il s’en va, il se retrouve en Perse. Téhéran était alors « à dix jours de Paris pour un voyageur pressé ». Il y retourne deux fois, il apprend le farsi, il traduit une centaine de quatrains d’Omar Khayyam, le poète qui chantait, en terre d’Islam, il y a mille ans, les femmes et le vin.

    Claude Anet travaille ensuite comme reporter pour Le Petit Parisien, il apprend le russe, il couvre la Révolution d’Octobre, il laisse quatre volumes de chroniques.

    A son retour, il rédige deux chefs-d’œuvre, Ariane, jeune fille russe (1920), qui a failli lui valoir le Prix Goncourt, et Mayerling (1930), qui connaîtra deux adaptations cinématographiques, dont une de Terence Young.

    Mon coup de cœur est un petit livre, aussi frivole qu’impitoyable, Notes sur l’amour. En Russie, l’auteur avait connu la passion, spontanée, imprévue, « bouillonnement de forces désordonnées, presque vierges, incontrôlables ». Elle ressurgit dans ce petit traité radical :

    « On ne choisit pas sa maîtresse. Elle vous tombe dessus. Quelques-uns ajoutent : comme une tuile. »

    « La jalousie est le meilleur antidote connu de l’amour. Elle le tue certainement… chez l’autre. »

    « Es-tu amoureux ? Sache à l’avance que ton amour n’a pas une chance sur dix mille d’être durable. Agis pourtant comme s’il devait être éternel, car dans le domaine de l’amour, tout arrive, et tel qui pensait être parti pour un voyage d’un mois se trouve embarqué pour la vie. »

    Etc.

  • Une « fondue-calèche » avant l’hiver

    Ce dimanche d’octobre, le réchauffement climatique avait du bon. Rendez-vous à une heure buvable à Concise, « première commune vaudoise », quand on vient de Neuchâtel.

    calechesjaggi-concise-3-1.jpgNous attendent deux Franches-Montagnes de 12 et 24 ans attelées à une calèche de fabrication polonaise. Le cocher l’a ramenée du Salon du Cheval de Paris. Bien sûr à cheval ! Claude Jaggi rallie aussi chaque année en calèche le Musée du Cheval de La Sarraz à la foire agricole de l’OLMA, à Saint-Gall.

    Pour ce midi d’octobre, l’itinéraire est plus modeste. Deux-trois heures de « fondue-calèche », à cheval sur trois communes de la rive ouest du lac de Neuchâtel. Une idée toute simple et un franc succès depuis cinq ans.

    A l’allure du pas. De part et d’autre d’une table en érable qui intègre un réchaud à fondue ; Claude est menuisier. A la sortie du village, sa femme Danièle lâche Zora, une chienne hyperactive qui s’en va en éclaireuse. Le cocher parle à ses juments, il salue les passants par leur prénom, il s’adresse surtout à ses invités. C’est un Œil de Perdrix d’André Leuenberger et un salami de cheval aux noix, tout vient de la Maison des Terroirs à Grandson ! Des anecdotes à la pelle, une montagne d’humour et une répartie à vous donner des crampes d’estomac. On passe rapidement au « tu ».

    Sur le Chemin des Pêcheurs, on apprend que les terrains du bord du lac avaient été vendus jadis à un promoteur pour 80 centimes le mètre carré (la commune n’en voulait pas), puis revendu à des Zurichois et des Genevois ! Ici, c’est la cabane des pêcheurs, Alain et Philippe Auberson, les rois de la bondelle fumée ! Plus loin, sur la commune d’Onnens, les immenses hangars que vient de vendre Phillip Morris ! On traverse la double voie ferrée, l’A5 semi enterrée, il est temps d’allumer le réchaud. Le paysage défile, la spatule tourne, le fromage fond, l’ambiance prend. Claude évoque sa spécialité, la fondue aux truffes, celle qu’il servira au Marché aux Truffes, le week-end suivant, ici-même, à Bonvillars. A l’heure du coup du milieu - une bouteille de kirsch enveloppée de ficelle dans un « gratte » en osier - on traverse les vignobles fraîchement vendangés...

    Mais déjà Concise, station terminus. La calèche se range en prolongement de la terrasse du Restaurant du Lac et Gare, pour le café. On pensait avoir fait le tour. C’était sans connaître la passion des Jaggi pour leur région. Quoi ? Vous ne connaissez pas le Mont-Aubert ? On vous y conduit !

    Le dimanche s’achève donc à 1339 mètres d’altitude, sur un nid d’aigle qui domine le lac de Neuchâtel, à hauteur des Aiguilles de Baumes. Devant nous, les Alpes, d’une rare clarté, on distingue le Cervin. Un tableau à conserver soigneusement au fond de soi, pour mieux affronter l’hiver.