Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes chroniques - Page 7

  • Le Gypaète pour les Nuls

    A la caisse du téléphérique de la Gemmi, une webcam montre qu’il n’y a pas de neige à 2’350 mètres, tant mieux pour mes chaussures de ville. La première cabine part à neuf heures. L’aller coûte 23 francs, il dure juste le temps d’évoquer la qualité du bleu d’un ciel de novembre, de suivre le tracé de la Via Ferrata et se demander pourquoi le gypaète se plaît tant ici.

    Gypaete-Side-View-750x400.jpgUn garde-faune aurait déposé des carcasses de moutons au sommet de la Gemmi pour pouvoir le photographier de près. L’oiseau serait venu, et les amoureux de la nature avec. Depuis, le patron du restaurant voisin abandonne volontiers quelques os, pour fidéliser le gypaète, et les visiteurs. Même l’Office du Tourisme de Loèche-les-Bains s’y est mise : Observation du gypaète, de 8.00 à 12.00, adulte 15.-, enfant 6.-, famille 30.-, min 4 personnes, max 25.

    Faut-il l’exhiber pour sensibiliser la population ou le laisser tranquille pour faciliter sa reproduction ?

    La cabine s’ouvre. Deux cents mètres, c’est ce qu’il faut marcher pour atteindre le bord de la falaise, un cirque rocheux que le gypaète utilise comme ascenseur thermique.

    La Commune a récemment tendu un câble de sécurité. Plusieurs panneaux interdisent de jeter des détritus. C’est mardi et il n’y a qu’un seul amoureux de la nature. Chapeau militaire, barbe blanche et sourire de celui qui a pris un jour de congé, Peter dirige la section Nature et Paysage de l’Etat du Valais. Cette année, il a eu un loup, au piège photographique, il se garde bien de dire où. Quand un promeneur demande ce qu’il filme, il répond laconiquement : Oh, des oiseaux…

    Peter dit que la veille, la webcam a enregistré un gypaète à dix heures. Il devrait bientôt arriver. Toutes les trente minutes, la télécabine décharge un flot de randonneurs. L’un habite au bord du Doubs, il dit y avoir vu le gypaète. Sa femme dit que non, c'était un vautour, ou alors un aigle. Peter dit que le mot « gypaète » est formé des mots grecs « gups » (vautour) et « aétos » (aigle). Cela satisfait pleinement le couple, qui reprend sa marche en direction de Kandersteg.

    Une heure plus tard, un aigle adulte. Puis plus rien, sinon trois hélicoptères, un Grand Corbeau et sept chamois sur une épaule du Plattenhörner. Les chocards se font nombreux, ils nous mangeraient dans la main. Sur le versant opposé, à la Rinderhütte, je me souviens avoir loué une « trottin’herbe ». Et même avoir barboté dans le bassin turquoise du Walliser Alpentherme que l’on devine depuis ici…

    Une ombre fugitive sur la falaise. Le voilà ! Peter filme. C’est un jeune. Sûrement celui né dans la vallée en mars. Près de trois mètres d’envergure. Pas un seul battement d’ailes. Le voilà, l’oiseau rare, le plus grand rapace des Alpes !

    Le spectacle est à couper le souffle mais une question subsiste. Le film de Peter montrera-t-il la télécabine, le câble de sécurité, les carcasses du restaurateur et le turquoise du Walliser Alpentherme ?

  • Avoir mal à ses murs

    Je suis de la génération de la Chute du Mur, je me souviens des coups de masse, du concert de Rostropovitch et d’une foule radieuse qui y croyait : Plus jamais ça en Europe !

    Le Mur de Berlin était le tout dernier « MUR DE PAUVRES », un modèle unique créé pour emprisonner ses propres citoyens et éviter qu’ils aillent s’enrichir ailleurs. Il y a dix ans, des historiens se sont battus pour l’inscrire au patrimoine de l’Unesco, en faisant alors un « MUR TOURISTIQUE », au même titre que la Muraille de Chine et le Mur d’Hadrien.

    Dès lors, l’Europe comptait sur son « MUR NATUREL », la Méditerranée, un bassin sur lequel on ne voyage qu’à sens unique, du Nord au Sud (un bassin qui doit pourtant sa richesse à trois millénaires d’échange).

    Mur_grec_(Le)_grand.jpgEn faisant le tour de cette mer, en 2008, j’avais côtoyé des clôtures hautes de six mètres, à Melilla et à Ceuta, les deux enclaves espagnoles au nord du Maroc. Je viens maintenant de lire Le Mur grec, de l’auteur vaudois Nicolas Verdan, un excellent roman presque policier qui a pour décor une cloison construite à la frontière turque en 2012, à grand renfort de subventions européennes.

    La tendance est en effet aux « MURS DE RICHES », à l’instar de celui que les Américains ont érigé en face des Mexicains, sur 1'300 kilomètres.

    En 2013, la Bulgarie a repoussé son voisin turc derrière une barrière d’une trentaine de kilomètres (58 kilomètres supplémentaire d'ici 2016). Cette année, la Hongrie a posé 175 km de barbelés sur sa frontière serbe. Pire, au sein même de l’espace Schengen, l'Autriche a matérialisé sa frontière avec la Slovénie, et en France, une double clôture grillagée entoure la rocade qui mène au port de Calais…

    Tous les spécialistes de la migration le disent : verrouiller une frontière ne résout rien, il y aura toujours contournement.

    En réalité, la construction d’un mur n’est qu’une réponse maladroite à un problème plus global : le pillage des pays pauvres, leur précarisation à cause des pays riches, une mondialisation à sens unique.

    Subsiste un maigre espoir : l’Homme a toujours su fabriquer des échelles plus grandes que les murs qui lui faisaient face.

  • Capucine aujourd'hui

    C’était le 4 octobre dernier. Pour fêter sa fin des travaux et sa réouverture la salle Métropole à Lausanne programmait Morrissey, ex-leader du groupe The Smiths, une légende du rock indépendant.

    Et surprise. Avant la reverbe des premiers accords de «How Soon is Now ?», le chanteur choisit de dédier cet hymne des Smiths à…


     

  • Les secondes de Snapchat, les siècles de Vionnet

    vionnet paul.jpgDix secondes, durée de vie des images partagées sur l’application smartphone «Snapchat».

    Un siècle et demi, celle des clichés d’un pionnier suisse de la photographie, l’Aubonnois Paul Vionnet.

    L’Arsenal de Morges vient d’exploser. On est le 2 mars 1871. Un homme, la quarantaine, se hâte lentement. Il installe son attirail devant une lignée de canons couverts de cendres. Il recommence deux, trois, cinq, six, dix fois, il obtient enfin le bon éclairage, du relief, de la netteté.

    Manque sur la photo suivante le député Louis Buchet, parti pour la frontière. La guerre franco-allemande fait rage, on est en 1870. Le reste de la famille Buchetd’Etoy prend la pose. La mère, le frère, la sœur, le fils, et tout à gauche, moustache en V et costume trois pièces, Auguste, le fondateur de l’Institution L’Espérance.

    Ces deux clichés - au gélatino-bromure d’argent, sur papier albuminé - sont exposés en ce moment au Musée de l’Elysée, à Lausanne. Deux pièces issues de la Collection iconographique vaudoise, fondée par Paul Vionnet.

    MEL_VIONNET_Paul_Pont_Chaudron.jpgCe natif d’Aubonne est pasteur, il prêche à Pampigny, à Etoy. Au spirituel, il joint le matériel,il se passionne pour la photographie. A 12 ans, il prend ses premiers daguerréotypes. A 19 ans, il fabrique son propre appareil.Négatifs sur verre au collodion, tirages albuminés, aristotypes, cyanotypes. Plus scientifique qu’artiste, il immortalise ses amis, son village, sa cure, des vaches, un châtaignier, il tire le portrait de son père et un autoportrait (le premier selfie du district est né à Etoy en 1849 !). Il documente le patrimoine cantonal, comme la construction du Pont Chauderon (il grimpera aux échafaudages jusqu’à l’âge de 80 ans !). Il laisse un millier de négatifs…

    Vertige, entre deux époques.

    Se pratique aujourd’hui volontiers l’art phonéographique, comprenez : la photographie avec un téléphone. Les ados raffolent de «Snapchat», une application de partage d’images, qui les fait disparaître après quelques secondes. Chaque jour, 200 millions de photos sont ainsi échangées, puis supprimées…

    Ephémères, à usage unique. Succession, juxtaposition, jamais fixation.

    Devant moi, et depuis un siècle et demi, la famille Buchet prend la pose. Les yeux du père m’interrogent : Quel visage aura ton canton… dans 150 ans ?

     

  • La salamandre et le bol de cornichons

    La pluie efface la ligne blanche, la buée condamne le pare-brise, les essuie-glaces font ce qu’ils peuvent. Pas un chat, la nuit rien que pour nous. Suivre Vernier, Meyrin, Satigny, Russin, Dardagny, une petite route à gauche, ralentir, ne pas les écraser (les pneus sont leur pire prédateur), garer chez le vigneron Stéphane Gros, autoproclamé « L’ami Gros », mettre les bottes, la lampe frontale et filer dans la nature.

    Ailleurs, il faut chercher longtemps. Ici, quelques mètres suffisent, on a su ne pas polluer le ruisseau des Charmilles, et la voici, notre première salamandre tachetée !

    Son corps noir, ses taches jaunes, un vrai jouet d’enfant. La peau épaisse, huileuse. Une démarche lente, pataude. Elle ne craint pas les prédateurs, comme le hérisson et ses piquants, comme la tortue et sa carapace. Elle a juste derrière les yeux de petits points noirs, ce sont des glandes à poison. De face, elle a une tête de grenouille. Je suis un batracien, pas un reptile !, semble-t-elle dire, mais elle ne dit rien, car contrairement à ses cousins les crapauds, elle ne fait pas de bruit.

    La seconde salamandre est visiblement enceinte. La troisième est toute petite, probablement née dans l’année. La quatrième et la cinquième se promènent, elles chassent l’araignée, le ver de terre. Elles relèvent exagérément les pattes pour enjamber les feuilles d’automne.

    La sixième, la septième, il faut profiter. Au premier gel, elles hiberneront.

    La huitième. Animal mythique que l’on croyait résistant au feu. La vérité est moins romantique : on a simplement dû en voir une, surprise alors qu’elle hivernait dans du bois mort, s'échapper d'un foyer de cheminée.

    La neuvième. Animal mythique, surtout en Suisse romande, où elle a donné son nom à une revue.

    La dixième. Animal mythique figurant sur l’emblème royal du roi François Ier, et sur la liste rouge des espèces menacées…

    IMG_6100.jpgLe chant du ruisseau, de la pluie. La silhouette des arbres, comme dessinée à l’encre de Chine. Et soudain… tiens… une salamandre… toute jaune.

    De dieu de dieu ! Pour « L’ami Gros », c’en est une, de découverte ! Il n’y croit pas. Je lui montre une photo sur mon téléphone. Il n’en avait jamais vu de pareille !

    Pour le coup, il cesse son va-et-vient entre le pressoir et les cuves, il cesse aussi de râler contre les drosophiles, et nous serre son merveilleux pinot noir, la cuvée « Salamandre Tachetée », étiquette élégante, noire comme la nuit, des taches suggestives rappelant le corps en mouvement d’une salamandre, 2012, le millésime gravé sur le dessus du bouchon.

    Hilare, il nous montre sur son téléphone la vidéo Youtube d’un ami vigneron qui prouve qu’il est possible de boire du chasselas vaudois avec un plat valaisan. En le versant dans un bol de cornichons…

    Je m’en fous, j’ai vu une salamandre toute jaune.

  • Il faut saluer le poissonnier du supermarché

    « Le client on dirait qu’il a l’impression qu’on est contre lui. C’est comme un combat, qui viendrait de la nuit des temps. Il se pose en adversaire. En chasseur. Il se prépare à attraper sa proie dans le Grand Magasin. Pour capturer le cabillaud, il doit passer devant son terrible gardien : le poissonnier. »

    ob_4ae863_002.jpgCe cerbère incompris, c’est le narrateur de L’œil de l’espadon, premier roman fraîchement paru d’Arthur Brügger, un Lausannois de 24 ans qui traduit les états d’âme d’un apprenti maladroit jeté dans les coulisses d’un grand magasin.

    Pour financer ses études, l’auteur avait lui aussi dû revêtir le tablier du poissonnier. Il connaît ainsi tous les poissons par leur nom, leur mode de cuisson. Il maîtrise l’écaillage, l’éviscération :

    « Prendre le ciseau et l’enfoncer dans le trou du cul avec le bout pointu et puis remonter jusqu’au cou, et puis ensuite ouvrir et fourrer la main dedans pour tout sortir les entrailles […] Et puis nettoyer l’intérieur à grand coup de jet d’eau pour que le client croie qu’en fait un poisson mort à l’intérieur, c’est tout joli ».

    Il a tutoyé la machine à timbrer, la machine à café, la machine à glace, la machine à mettre sous vide et celle à mettre sous cellophane : « La machine inspire, elle fait un gros bruit, et quand elle a fini elle pousse un gros soupir et ta-da ! c’est emballé ». Il a subi les nouvelles directives, l’horaire jusqu’à 20 heures, les stratégies de communication : sourire, dire bonjour, souhaiter une bonne journée, avoir toujours l’air occupé, etc.

    Il rapporte dans L’œil de l’espadon une multitude d’anecdotes cocasses, comme cette vieille dame qui venait toujours à l’ouverture lui acheter 40 grammes de filet de perche coupé fins pour son chat. Il parle de solitude:

    « C’est vrai aussi qu’après le dix-huitième client qui ne dit pas au revoir bonne journée quand on lui donne son sac sous vide avec le poisson dedans. Le dix-neuvième qui me sourit et puis m’adresse juste la parole pour me dire une banalité, je pourrais lui sauter au cou de joie ».

    Sans paraître y toucher, l’hyperréalisme d’Arthur Brügger force le lecteur à reconsidérer son mode de consommation, car derrière les frasques du narrateur se dessine un thème central: le gaspillage alimentaire.

    L’auteur n’a pas oublié ces bacs de poissons encore consommables qu’il a fallu jeter dans des containers de déchets « bio » remplis de carcasses d’animaux en putréfaction dans des légumes pourris. Son narrateur est lui aussi impuissant devant l’article 7 du règlement du brugger_140x210_102_7.jpgsupermarché, intitulé « vol de déchets » :

    « Je dois jeter toutes les crevettes et les rougets. Juste parce que ça tient pas jusqu’à lundi et que dimanche c’est fermé. Et savoir que ce soir je vais manger des pâtes sauce tomate… »

    On le savait mais Arthur Brügger nous le rappelle subtilement : plus de la moitié de ce qui est produit finit à la poubelle sans être consommé.

  • « Y’en a point comme nous ! »

    C’est le titre de l’actuelle exposition au Musée romain de Vidy. Il fait bon y pedzer, ça vous remet de l’acouet, riguenette assurée !

    EXPO Y EN A POINT.jpgFaites l’exercice. Citez une personnalité et un objet qui représentent selon vous cette prétendue « vaudoisitude ». Ce badadia de Bastien Baker a par exemple choisi Wawrinka, Guisan, la tomme et le papet. Qu’ont répondu Guy Parmelin, Miss Suisse 2015 et Nuria Gorrite ?... Réponse sur place.

    Première leçon de cette exposition, les Vaudois aiment se zieuter le bourillon et sont les champions du monde de l’autoportrait. Les parois de la première salle sont ainsi intégralement tapissées de couvertures de livres portant sur l’identité vaudoise (beaucoup portent la griffe de l’éditeur birolan Eric Caboussa).

    Deuxième leçon, une image commune du Vaudois existe bel et bien. Un même patrimoine matériel - chasselas, botte-cul, saucisse aux choux – et immatériel – ni pour, ni contre, ça veut déjà jouer, on arrivera ensemble à Nouvel An, etc.

    Là où l’exposition fait du bien, c’est quand justement elle malmène ces « vaudoiseries » qui branlent au manche et feront bientôt cupesse ! Car derrière ce légendaire peuple de terriens, derrière Davel (dont tout le monde se contrefoutait au XVIIIème siècle) ou Ramuz (Parigot d’adoption pendant douze ans) se profilent les enseignes de Leclanché, Logitech, Kudelski, Nestlé, l’EPFL, les destins de Bertrand Piccard, Jack Rollan, Frédy Girardet, Jean-François Bergier, Claude Nicollier, et pourquoi pas d’Yvette Jaggi, Yvette Théraulaz et Alice Rivaz, puisque Vaud a été le premier canton à offrir le droit de vote aux femmes ! Il est aujourd’hui celui qui naturalise le plus, il a franchi le cap des 30% d’étrangers, et son Conseil d’Etat ne compte qu’un seul Vaudois « de souche » !

    Cette exposition fait surtout preuve d’autodérision et de malice, présentant le prototype d’une machine à arrondir les angles, un extrait d’une théorie de match du FC Saint-Barthélémy, des parodies artistiques, faisant de Baudelaire l’auteur des Fleurs du pas tant bien, ou des pastiches d’affiches de film : Et Dieu créa… le gouvernement.

    On reconnaît là la patte de cette chenoille de Laurent Flutsch, directeur du musée, qui a su pour le coup s’entourer d’une jeune doctorante en sociologie, Séverine André. Ces deux co-commissaires seront ce dimanche à Morges au Livre sur les Quais !

  • Accroché au bec des cigognes noires

    Il est seul et immobile, assis sur sa chaise de camping. Bob gris sur la tête, boucle sur l’oreille gauche, polaire brune, pantalons de trek kaki. Les deux coudes calés sur ses genoux, une paire de jumelles à la place des yeux. A proximité, un télescope à trépied et un paquet de Winston bleue.

    Seul et immobile au sommet du Mont Mourex, au-dessus de Divonne, une modeste colline prise entre le Jura et le Léman. Vue panoramique, du Moléson au Mont Blanc. Une table d’orientation promet même, par temps dégagé,la Jungfrau. Cette table se veut aussi didactique : "Chaque jour, 20'000 personnes passent les frontières gessiennes pour aller travailler en Suisse"… mais c’est d’une autre forme de migration qu’il sera question ici.

    Il est là depuis sept heures ce matin, il s’appelle Claude, il est l’un des deux "locataires du Mont", comprenez : l’un des deux ornithologues bénévoles à y recenser la migration postnuptiale.

    S’il est incapable de reconnaître les modèles des avions qui déchirent le ciel (l’aéroport de Cointrin est pourtant son employeur), il sait facilement distinguer, à l’œil nu et au loin, une buse d’une bondrée apivore.

    Il s’agit d’abord de quelques pixels. Les points grossissent. Neuf Milans noirs ! Non, huit Milans noirs et un Milan royal ! Comment le sait-il ? C’est ce qu’il appelle le "Jeez", le sixième sens des ornithologues… Les Milans s’aident des thermiques pour gagner de l’altitude, dessinent quelques cercles au-dessus de la Dôle, du Col de la Faucille, du Creux de l'Envers, du Colomby de Gex, puis disparaissent.

    Sur un cahier à spirales, Claude fait des coches pour les oiseaux rares et inscrit une suite de chiffres pour les plus courants. Le soir venu, il reportera ses observations sur le site "Migraction.net". En cliquant sur le point correspondant au Mont Mourex, vous lirez qu’en cette journée du 30 juillet 2015, il aura vu passer - en 10h30 d’observation ! - 805 Milans noirs, 7 Milans royaux, 272 martinets noirs, 45 hirondelles, 6 goélands…

    espagne-tarifa-cigogne.jpgEt puis – à 13h16 précise - une chance inouïe. Un groupe de sept cigognes noires ! Sept d’un coup, même pour Claude, c’est une première !

    Toujours assis sur sa chaise de camping, il est aux anges. A peine plus petites que les cigognes blanches. Le bec rouge, un triangle blanc sur leurs aisselles. Dans la lunette de son télescope, elles sont majestueuses. Sept oiseaux rares, sept gracieux nomades.

    Pour peu, il deviendrait le narrateur du Vol des cigognes de Jean-Christophe Grangé, ce "jeune homme sous tous rapports" qui s’en va, du jour au lendemain, suivre la migration des cigognes jusqu’en Afrique : "Le départ n'est pas déclenché par des conditions climatiques ou alimentaires, mais par une horloge interne. Un jour, il est temps de partir, voilà tout ".

  • De Bienne à Rüeggisberg

    D’abord, un compartiment des CFF flanqué d’une citation de Blaise Cendrars : « Quand on voyage, on devrait fermer les yeux. Dormir ».

    A Bienne, entamer le plat de résistance par le dessert : les gorges du Taubenloch. C’est une pause dans la flamboyance de l’été, des fougères, de la mousse et du calcaire plissé comme de l’étoffe. C’est aussi le début de la « Via Jura », 125 kilomètres de sentiers pédestres jusqu’à Bâle, un losange jaune à chaque hésitation.

    Au col de Pierre Pertuis, gravée sur la roche, une inscription latine vieille d’une petite vingtaine de siècles. De l’autre côté du col, les sources de la Birse, un filet de fraîcheur qui nous suivra jusqu’à Bâle.

    IMG_5480.JPGA Tavanne, une truite aux amandes au restaurant de la Gare. A Reconvilier, une usine rachetée par des Chinois et le souvenir des grèves. A Bévilard, un clocher surmonté d'un bulbe. A Moutier, l’hospitalité d’un ancien garde-chiourme devenu homme-orchestre. Au Mont Raimeux, surprise ! Sur le tronc d’un arbre mort, le graal des entomologues : trois Rosalies des Alpes ! Sublimes coléoptères au corps bleu taché de noir, avec d’immenses antennes ponctuées de petits pompons.

    La canicule brouille ensuite la vue, les souvenirs sont épisodiques : la fontaine du bien nommé village de Rebeuvelier, la rivière de Courroux, les cafés de Delémont, Le Suisse, Le Cheval-Blanc. Laufen, sa très pittoresque rue principale. Aesch, d’où l’on aperçoit le plus grand immeuble de Suisse, il est à Bâle, il mesure 178 mètres, c’est la tour Hoffmann-La Roche… et j’en viens à regretter que mon patronyme n’ait qu’un « f » !

    Sur les derniers kilomètres de la Birse, une ambiance enivrante, un air de Berlin-Est. A Bâle, c’est carnaval : toute la ville à moitié nue pour se rafraîchir dans le Rhin !

    Le voyage se poursuit dans un vieux bus Toyota. Sempach, une colonne pour se souvenir du sacrifice de Winkelried, mais aussi un lac. Küssnacht, les Waldstätten, le fric des multinationales, mais aussi un lac. Kaiserstuhl, un promeneur qui vous salue tout sourire avant de photographier discrètement votre plaque arrière pour vous dénoncer à la police (la route est interdite aux non-résidents)… mais aussi un lac. Interlaken, Disneyland flanqué de « Woodcarving Shop », mais avant tout : un lac !

    Enfin, le village de Rüeggisberg.

    « Rüeggisberg », c’est le mot écrit à la rubrique « lieu d’origine » de mon passeport. Il méritait bien un pèlerinage. L’annuaire téléphonique ne mentionne hélas aucun Hofmann. Il y a bien dans le cimetière trois tombes portant mon nom, un Alfred, une Gertrud, un Franz, mais ces noms ne me disent rien. Et ce village est si triste avec ses fermes bernoises cernées de dizaines de villas mitoyennes…

    Me reviennent alors d’autres mots de Cendrars :« Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout ».

  • Les trois leçons d’une femelle Milan noir

    L’eau trouble de l’Arve rencontre l’eau claire du Rhône. Photogénique confluence. La longue-vue à trépieds est cette fois installée sur l’étroite passerelle piétonne d’un pont ferroviaire, enjambant le fleuve pour relier les falaises de Saint-Jean au bois de la Bâtie. Vue plongeante sur la cheminée de tuiles de l’ancienne fonderie Kugler, plus loin, la cathédrale, le jet d’eau, bref, la ville.

    Un paysage on-ne-peut-plus urbain, et c’est pourtant là que se trouve l’une des plus grandes concentrations de milans noirs d’Europe. Une quinzaine de nids sur quelques hectares !

    Pourquoi ? Le milan noir est un charognard, il apprécie les poissons morts qui dérivent à la surface de l'eau. Surtout, c’est ici le quai de chargement de la Jonction, 150 camions-poubelles par jour déchargent les ordures ménagères de la ville. La barge qui emmènera tout ça à l’usine d’incinération des Cheneviers est escortée par une quarantaine de milans noirs !

    L’un des nids est idéalement placé, à hauteur de la passerelle, à une centaine de mètres.  Une aubaine pour l’observation. Une femelle Son mâle survole le nid, sa queue en delta, elle le regarde tourner. Il se pose dix mètre au dessus du nid, il n’a rien dans le bec. Elle protège du soleil ses petits. Combien sont-ils ? Impossible encore de le savoir, ils ne dépassent pas du nid. Mais les ailes relevées de leur mère prouvent qu’il y a des petits. Toutes les demies-heures, elle se lève et change de position. Majestueuse, digne, rien à envier à sa cousine l’aigle. Ses plumes ont toutes les nuances de brun. On s’aperçoit que le milan noir est tout sauf noir.

    La quiétude de la scène ne présume pas d’une vie d’aventurière.

    Elle est arrivée en Suisse fin février, le même nid qu’elle a retapé la moindre, elle s’est accouplée, s’est reproduite. Ponte en avril, trente jours de gestation, naissance en mai.

    Les petits quitteront le nid après 45 jours, début juillet. Une semaine après, ils se mettront en route, passeront le Jura, descendront le Massif central, franchiront les Pyrénées, longeront la côte espagnole jusqu’à Gibraltar.

    En août, entre dix heures du matin et deux heures l’après-midi, pour profiter des colonnes d’air chaud et des thermiques, ils sont plusieurs milliers par jour à franchir le détroit et gagner lentement l’Afrique, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal : 4000 kilomètres de route en trois semaines sans que personne ne leur ait montré le chemin !

    Ainsi, cette femelle milan noir, sur son arbre perchée, paisible malgré la ville, a certainement vu des cachalots, des dauphins, des hippopotames, peut-être des girafes…

    S’il fallait conclure cette chronique comme une fable de La Fontaine, je mettrais trois morales dans le bec de ma femelle.

    Que l’observation de la faune sauvage commence à deux pas de chez soi, même au centre-ville, même près des camions-poubelles et des barges à ordures.

    Que l’observation des animaux rapproche les hommes, surtout sur une passerelle étroite. En deux heures, des retraités qui veulent voir dans la longue-vue à trépieds est un obstacle, des cyclistes forcés de mettre un pied à terre, des essaims d’écoliers curieux, des retraités qui notent chaque printemps la date d’arrivée des milans noirs, des ados qui s’arrête un peu plus loin et photographie le fleuve avec son téléphone…

    Enfin, que les hommes feraient bien parfois de prendre exemples sur leurs lointains cousins. Ignorer les frontières. Obéir à l’instinct migratoire. Se rendre l’hiver dans les Club Med sénégalais. Pourquoi pas. Mais aussi : permettre le chemin inverse à ceux du Sud.