Dix secondes, durée de vie des images partagées sur l’application smartphone «Snapchat».
Un siècle et demi, celle des clichés d’un pionnier suisse de la photographie, l’Aubonnois Paul Vionnet.
L’Arsenal de Morges vient d’exploser. On est le 2 mars 1871. Un homme, la quarantaine, se hâte lentement. Il installe son attirail devant une lignée de canons couverts de cendres. Il recommence deux, trois, cinq, six, dix fois, il obtient enfin le bon éclairage, du relief, de la netteté.
Manque sur la photo suivante le député Louis Buchet, parti pour la frontière. La guerre franco-allemande fait rage, on est en 1870. Le reste de la famille Buchetd’Etoy prend la pose. La mère, le frère, la sœur, le fils, et tout à gauche, moustache en V et costume trois pièces, Auguste, le fondateur de l’Institution L’Espérance.
Ces deux clichés - au gélatino-bromure d’argent, sur papier albuminé - sont exposés en ce moment au Musée de l’Elysée, à Lausanne. Deux pièces issues de la Collection iconographique vaudoise, fondée par Paul Vionnet.
Ce natif d’Aubonne est pasteur, il prêche à Pampigny, à Etoy. Au spirituel, il joint le matériel,il se passionne pour la photographie. A 12 ans, il prend ses premiers daguerréotypes. A 19 ans, il fabrique son propre appareil.Négatifs sur verre au collodion, tirages albuminés, aristotypes, cyanotypes. Plus scientifique qu’artiste, il immortalise ses amis, son village, sa cure, des vaches, un châtaignier, il tire le portrait de son père et un autoportrait (le premier selfie du district est né à Etoy en 1849 !). Il documente le patrimoine cantonal, comme la construction du Pont Chauderon (il grimpera aux échafaudages jusqu’à l’âge de 80 ans !). Il laisse un millier de négatifs…
Vertige, entre deux époques.
Se pratique aujourd’hui volontiers l’art phonéographique, comprenez : la photographie avec un téléphone. Les ados raffolent de «Snapchat», une application de partage d’images, qui les fait disparaître après quelques secondes. Chaque jour, 200 millions de photos sont ainsi échangées, puis supprimées…
Ephémères, à usage unique. Succession, juxtaposition, jamais fixation.
Devant moi, et depuis un siècle et demi, la famille Buchet prend la pose. Les yeux du père m’interrogent : Quel visage aura ton canton… dans 150 ans ?