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Textes chroniques - Page 4

  • Dernier appel pour la Fête !

    Plus qu’un mois. Passé le 30 novembre, il sera trop tard pour prendre part à la prochaine Fête des Vignerons en 2019.


    La barre des 5'000 « acteurs-figurants » (le nombre souhaité) vient d’être franchie, mais puisque la volonté des organisateurs est de trouver un rôle pour chacun, n’hésitez pas à vous préinscrire sur le site internet de la Fête… car c’est un truc assez unique.

    Dans les archives de la Confrérie, la première mention d’une parade célébrant les vignerons-tâcherons remonte… à 1648 ! Le premier « geste théâtral » est apparu en 1730 avec l’apparition d’un Bacchus joué par un jeune garçon. En 1797, on construit pour la première fois sur la place du Marché de Vevey une estrade (2'000 places).

    Aujourd’hui, plus qu’un spectacle, c’est toute une ville qui joue le jeu. Lors de la précédente édition, en 1999, la Conseillère fédérale Ruth Dreifuss avait proclamé Vevey « capitale du pays pendant trois semaines ».

    La Fête est depuis peu le premier patrimoine culturel immatériel UNESCO de Suisse, peut-être aussi parce qu’elle n’est organisée qu’une fois par génération. En 99, François Rochaix avait eu ces mots touchants :

    « En mettant en scène la Fête, j’ai renoué avec mes origines vigneronnes du côté de mon père et des origines paysannes du côté de ma mère. Quelle chance ! Ce que je récolte, je ne l’ai pas semé ; ce que je sème, je ne le récolterai pas. Ce dicton, mon grand-père l’avait gravé sur un arbre de la forêt qu’il cultivait avec amour. Je l’ai mémorisé comme enfant, je l’ai compris plus tard »…

     

    Du 20 juillet au 11 août 2019, la première Fête du troisième millénaire accueillera 20'000 spectateurs lors de chacune de ses vingt représentations.

    Alors voilà. Jeunes ou moins jeunes, amateurs de chant, de danse, de gymnastique, ou simplement âmes curieuses et volontaires, foncez ! Les répétitions seront surtout chronophages entre mi-mai et mi-juillet 2019. Ce qui signifie pas mal de sacrifices, c’est clair, mais l’opportunité de collaborer avec Daniele Finzi Pasca, un metteur en scène qui a fait ses preuves au Cirque du Soleil et lors de deux cérémonies de Jeux Olympiques. L’occasion aussi de porter un costume dessiné par Giovanna Buzzi, qui vient de recevoir un Oscar de la Mode à Los Angeles…

    On le comprend, cette Fête n’est pas régionaliste, nationaliste. Il suffit de lire la très cosmopolite liste des patronymes des tâcherons… C’est davantage un hymne à la terre, au cycle des saisons, à l’ordre naturel. « Eclate là quelque chose qui date de bien avant le christianisme : le besoin d’une célébration en communion, sensuelle, érotique, des forces cosmiques », écrivait l’ethnologue Paul Hugger.

    Impossible de dévoiler ici le contenu de la prochaine Fête. On peut toutefois annoncer de l’émotion, de l’humour, un net recul des vieux dieux antiques, le maintien du Ranz des vaches (qui célébrera en 2019 ses 200 ans de présence au sein de la Fête !), le recours à de la technologie de pointe et la présence, aux côtés des fameux Cent Suisses… de « Cent Suissesses ».

    Enfin. Les femmes sont sur la Place, au centre de la dramaturgie. La Confrérie avait ouvert ses portes aux consœurs. La vigneronne Jeannine Huber et Isabelle Raboud, directrice du Musée gruérien à Bulle, ont rejoint le Conseil de la Confrérie. L’incontournable secrétaire s’appelle Sabine Carruzzo. La vigneronne Anne-Catherine Ruchonnet a rejoint les « experts ». Et... qui sait... peut-être aurons-nous pour la première fois, au couronnement... une vigneronne-tâcheronne ?

  • Spiruline et impôt sur les retraités sans idées

    Ce genre de soirées que les réseaux sociaux ont peut-être tendance à raréfier. Une connaissance convie chez lui autant de personnes que la table de son salon peut accueillir : huit invités qui ne se sont jamais croisés !

    Ce soir-là, un vieux monsieur détonne. Démarche hésitante, silhouette chétive, visage étroit, un air d’Edmond Kaiser, de Pierre Rabhi, avec la même intensité dans les yeux.

    Les gens parlent, parlent, et lui écoute, apprécie sa tranche de rôti, mâche minutieusement. Il ne dit rien, mais quand il prend la parole, tout le monde se tait.

    -  La retraite est une absurdité totale. Tellement d’anciens bureaucrates s’ennuient une fois l’âge de la retraite atteint. On devrait instaurer un impôt sur les retraités sans idées !

    Autant dire que lui n’en paierait pas. D’une voix toute douce, il dit avoir rendez-vous dans deux jours à l’Elysée pour y «partager quelques idées».

    Il y a quelques décennies, Denis von der Weid consacrait toute son énergie à la direction du groupe bâlois Sandoz. Le cœur n’y était pas. Pas à sa place. Pourquoi un tel salaire, s’il n’est pas possible de le dépenser ? Et si la santé était autre chose que la commercialisation de médicaments ? Le déclic survient en Espagne, au moment où il doit cautionner, à l’aveugle, la construction d’une usine qui rejetterait du chlore dans la mer… Il démissionne et file en Inde.

    - On m’avait enseigné des foutaises. En Suisse, on pense que les pauvres ne sont pas malins, mais la survie est un truc de surdoué. Il faudrait envoyer les grands patrons en stage dans les bidonvilles !

    Il se retrouve alors sur plusieurs fronts. Il publie une brochure intitulée «Nestlé tue les bébés» pour dénoncer les méfaits du lait en poudre industriel. Il développe un médicament abordable contre la lèpre. Il lutte contre la torture et le trafic d’êtres humains. Il préside la Déclaration de Berne. Surtout, il crée la Fondation Antenna.

    Cette fondation suisse, bientôt trentenaire, active dans 30 pays, refuse que la recherche scientifique ne serve qu’aux riches. Pourquoi en effet vouloir aller sur Mars quand les besoins de base de deux milliards d’êtres humains ne sont pas satisfaits ?

    La fondation promeut par exemple l’usage d’une micro-algue, la spiruline, l’aliment le plus riche au monde en micronutriments : 100'000 enfants en ont profité à ce jour, notamment au Niger et à Madagascar.

    Pour éviter le recours aux pesticides, il enseigne la confection de biofertilisants, notamment au Maroc et au Mali. Et pour rendre l’eau potable, il met au point une technologie qui repose sur un processus simple d’électrolyse : 15 millions de nécessiteux en bénéficient, du Cambodge à la Zambie…

    Denis von der Weid y tient : Antenna n’est pas une fondation « charitable ». C’est donnant-donnant. Il propose alors des microcrédits remboursables à 200'000 femmes du sud de l’Inde. Et à des nonnes congolaises qui lui assurent ne rien pouvoir offrir en échange de son instrument pour filtrer l’eau, il propose un marché : de l’eau potable contre… trois chapelets quotidiens !

    Autour de la table, les convives sont captivés, emballés, espèrent en secret que sa fondation essaime le monde… Il nous arrête net :

    - Il ne faut jamais devenir trop grand. Tu gagnes en bureaucratie et tu perds forcément en inventivité !

  • Le dernier scaphandrier du Léman

    Le cadre tout d’abord, inattendu. Une rangée de HLM, l’un des quartiers les plus affligeants d’Onex, en banlieue genevoise. Digicode, mur de boîtes aux lettres, remugles de cage d’escalier, sonnerie…

    La porte s’ouvre énergiquement. Enchanté, Jacky ! Costaud, trapu, short en jeans recousu de toute part et maillot de cycliste des années 80. Surtout, une gueule. Des rides qui racontent sa vie aventureuse, un épais collier de barbe blanche et beaucoup de lumière dans ses yeux bleus.

    Au milieu du salon trône un magnifique scaphandre, un casque digne du Trésor de Rackham le Rouge. Une ampoule fixée à l’intérieur en fait un abat-jour, mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas d’une pièce de brocante. Jacky le porte encore parfois pour explorer les fonds du Léman.

    Au pied du scaphandre, une paire de souliers de gros cuir munis de semelles de plomb, du lest pour le torse et le dos, deux fois 16 kilos. Il suffirait de descendre à la cave pour admirer une pompe manuelle à deux cylindres, 30 mètres de tuyaux et une combinaison étanche, de quoi plonger comme au milieu du siècle dernier !

    20170613_LEMAN_CAUDEREY_ONEX_CLAUDE_DUSSEZ_1361_BD.jpgC’est en 1958 que Jacky Cauderay est devenu plongeur industriel. Un rêve d’enfant ? « Je n’ai pas vraiment choisi, répond-il modestement. Un jour, on m’a mis un scaphandre sur la tête et jeté à l’eau… » Voilà comment se construisent parfois les vocations.

    L’inventaire du salon se poursuit : deux immenses ancres repêchées dans la Rade, dont l’une en forme de parasol, un appareil de plongée en circuit fermé, authentique matériel d’espionnage est-allemand, un revolver Colt avec une frégate gravée sur le barillet, trouvé au fond du Léman... Jacky y a repêché tant de choses : un coffret rempli de photos de femmes nues, une chaînette en or qu’il a offerte à sa femme, 165 faux lingots d’or de 25 grammes…

    Intarissable, il aligne les anecdotes. Un monologue, une sorte d’apnée. Peut-être tous ces mots qui n’ont pu sortir durant un demi-siècle passé sous l’eau.

    La fois où son collègue, à la surface, s’était endormi sur la pompe à oxygène. La fois où il est resté coincé dans un puits de pompage de nappe phréatique. La fois où un plongeur a perdu la vie, aspiré dans un barrage…

    Assise sur le canapé, Louisette écoute son mari, complète les histoires, sourit. A-t-elle aussi essayé ce scaphandre ? Oh que oui ! Bien obligée, elle avait perdu un pari ! Elle avait adoré cette impression de marcher sur la Lune.

    Une fenêtre ouverte donne sur l’asphalte, un parking, d’autres immeubles. Depuis des décennies, le couple vivait six mois par année sur le lac, à bord d’un bateau. Ils y ont élevé leurs enfants. « Ils aimaient tant plonger en scaphandre qu’il ne voulait plus remonter. Pour les faire venir à table, je devais leur fermer l’oxygène ! »

    L’âge les contraint aujourd’hui à une autre vie. C’est leur premier été en appartement. Un manque criant d’air, d’espace, de bleu. Il leur faudra désormais poursuivre l’aventure autrement. C’est tout ce que je vous souhaite, Louisette et Jacky !

    Photo : Claude Dussez

  • A ma Zurichoise de luxe

    Dans un décor lunaire modelé par les rouleaux de l’océan indien, à l’extrême ouest de la capitale d’Oman, un immense bâtiment au toit en dôme quadrillé sur ses huit faces de petits balcons rococo : le Palace Al Bustan.

     

    N’ayant pas les moyens de passer la nuit dans ce cinq étoiles, je plante ma tente sur la plage, entre cette extravagance architecturale et… le petit village de pêcheurs qui a donné son nom au palace.

    Le lendemain au réveil, je vois s’avancer sur la plage un couple de personnes âgées. J’ose un timide « good morning ». Lui me scrute avec méfiance, semblant se demander si le camping sauvage est autorisé ici. Elle me sourit. Après quelques civilités en anglais, elle poursuit en français, avec un délicieux accent germanique :

    - Nous habitons Wädenswil, près Zürich. Je fais une année la jeune fille au pair à Rolle.

    Rolle, c’est tout près d’où j’habite, et cela fait une année que je voyage en Asie (on est en 2003). La discussion est improbable. Décrispé par sa femme, il prend le relai :

    - A l’hôtel, c’est ramadan, ils ont fermé deux restaurants. On nous a dit le golf terminé, mais c’est pas vrai. Et puis, on parle pas facilement allemand ici. Avec le prix qu’on paie!

    Son monologue achevé, il enjoint sa femme à prendre la direction de l’hôtel pour ne pas rater l’heure du petit-déjeuner.

    Mais surprise. Deux heures plus tard, alors que je plie ma tente, je revois, au loin, la silhouette de ma Zurichoise. Elle marche maladroitement sur le sable, portant à la main un sac trop lourd pour elle.

    - Je voulais seulement vous porter un petit quelque chose. Vous savez, mon fils a beaucoup voyagé…

    En guise de couverture, j’étale sur le sable brûlant mes habits les moins sales. Elle sort de son sac un petit aperçu du buffet : croissants français, camembert transpirant, jambon de Parme, fruits importés, caramels mous...

    Je l’imagine dans le hall, excitée dans l’organisation de son larcin, hésitant, puis ajoutant une septième tranche de mortadelle entre deux tranches de pain. Et son mari, agacé, qui la regarde faire :

    - Tu ferais mieux de t’occuper de ton petit mari !

    Regula aimerait retourner en Suisse romande. La vie y est, selon elle, plus légère. Son premier mari était dans le textile, avant que les importations asiatiques ne ruinent son entreprise. Il est parti avec une femme plus jeune. Elle a éduqué son fils toute seule. Il a étudié la médecine. Il y a cinq ans, un accident de voiture l’a rendu paraplégique…

    Sous le soleil de onze heures, le visage de ma grand-mère de circonstance ruisselle, mais la brillance de ses yeux prend le dessus. Elle connaît l’Antarctique et décrit le défilé de centaines de pingouins avec sensibilité. Ses yeux se plissent vers le ciel quand elle enchaîne avec le récit de ses séjours à Chypre, Hongkong, Mexico.

    Soudain, le ton redevient grave. Elle ne voudrait pas être jeune dans la Suisse actuelle. Crise économique. Dépression. Insécurité.

    Pour la première fois depuis plusieurs mois de voyage, la Suisse n’est plus le pays des montres de luxe, des banques privées et des fortunes de Mobutu. La Suisse de Regula construit des cabanes sur les ponts de ses villes pour éviter les suicides de fin d’année, distribue des seringues stériles à des hommes anéantis et séquestre ses octogénaires dans de petits ghettos…

    Elle doit filer. Son mari l’attend pour une excursion. Je n’ai pas le temps de lui demander son adresse. Je ne peux que lui dédier aujourd’hui, avec quelques années de retard, cette petite chronique qu’elle ne lira probablement jamais.

  • Mausolée morgien au sommet du monde

    Quel est le point commun entre le Kanchenjunga (8’586m), «Sergent Pepper» des Beatles et un billet de 1’000 francs ?

    - Le Morgien Alexis Pache.

     

    En 1905, Alexis a 31 ans, il vit à Morges, il a la bougeotte. Il est allé se battre contre les Anglais durant la Guerre des Boers, en Afrique du Sud. Il n’est pas guéri.

    Le 3 juillet, il prend un train pour Marseille, en compagnie du photographe neuchâtelois Jules Jacot-Guillarmod, qui a récemment tenté l’ascension du K2. Ils rêvent d’une première ascension du Kanchenjunga, tout à l’est du Népal.

    Ils traversent la Méditerranée à bord du Dumbea, franchissent le canal de Suez, débarquent à Bombay et prennent un train pour Calcutta. Ils retrouvent à Darjeeling un jeune bourlingueur anglais, Aleister Crowley. Alpiniste à ses heures, ce riche héritier s’adonne volontiers aux sciences occultes, à la magie noire. Ses écrits connaîtront une telle notoriété que les Beatles le feront figurer sur la pochette de l’album «Sergent Pepper»...

    C’est parti, avec 230 sherpas, direction le camp I, le glacier de Yalung, le camp II, III, IV. La face sud du Kanchenjunga se profile… mais le 1er septembre, les marches creusées dans la neige sont trop glissantes pour les «chaussures tibétaines» des porteurs. Trois d’entre eux chutent, entrainent Alexis Pache avec eux, et déclenchent une avalanche. Jacot-Guillarmod écrira dans son journal:

    - Avec nos mains nues, nous essayons de creuser la neige mais elle est comme du ciment et nous ne parvenons pas à creuser plus d’un demi-mètre. La nuit est là. Nous sommes éreintés. Nos camarades de cordée sont bien morts...

     

    On retrouve le corps du Morgien trois jours plus tard. On l’enterre, la tête orientée vers le nord. On construit un petit mausolée de pierres. On y grave une épitaphe, encore visible aujourd’hui.

    Et puisqu’un Morgien en appelle toujours un autre…

    Pache emportait avec lui des éprouvettes. Il avait promis à un ami de lui ramener des fourmis. Cet ami, passionné de myrmécologie, Morgien lui aussi, n’était autre qu’Auguste Forel, dont le portrait a figuré sur les billets de 1'000 francs.

    Après la mort de l’alpiniste, on retrouvera dans ses affaires deux éprouvettes contenant des fourmis himalayennes. On les transmettra à Forel. Une espèce porte désormais le nom de Myrmica Pachei.

  • « Slow down » le long de la Venoge

    Il paraît que le tourisme lent est en vogue, et que Morges sera en 2020 la première et unique slow destination de Suisse.

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    Alors, après un plat de « slow food » aux câpres à la pinte du XXe siècle, tu rejoins la gare de ta « slow city » de Morges pour entreprendre un « slow travel » éco-responsable jusqu’à L’Isle.

    Tu y découvres, ébahi, les origines de ta « slow attitude » ; au Chaudron, source vauclusienne à la lumière bleue, irréelle, tu vois en effet naître la plus « slow » des rivières ! « Car au lieu de prendre au plus court, elle fait de puissants détours », insinuait déjà Jean-Villard Gilles, d’une voix nonchalante.

    Séduit, tu la suis. Tout gentiment. D’abord, le bassin stagnant du château de L’Isle, puis les villages endormis de Cuarnens, Ferreyre. Tu rejoins la Tine de Conflens, un lieu idéal pour le picnic, pardon, le « slow food », et l’apéro, pardon, le « slow wine ».

    Requinqué, tu t’en vas, direction Eclépens, et là, sans crier gare, la rivière s’emballe ! Plus un seul méandre sur 6 kilomètres ! Tu allonges le pas, clopin-clopant, peinant à suivre la digue rectiligne, et crois rêver quand tu vois passer, sur l’autre rive… un TGV ! C’est le tronçon de la honte. Le moins durable, le moins « earth friendly ». Normal, c’est le seul bout de Venoge qui sort de ton « slow district» !

    A hauteur de Penthalaz, tout rentre dans l’ordre, le calme et la volupté. Tu te hâtes lentement le long de ta frontière orientale. A Echandens, la Venoge s’industrialise peu à peu, mais suit tranquillement son cours. Entre Denges et Saint-Sulpice, tu surprends un héron impassible, un pêcheur apathique et même une plage de sable où t’autoriser enfin une petite sieste, pardon, un « slow sleep ».

     

    PS : Slow ou pas slow, et plus sérieusement, les amoureux de la Venoge doivent absolument découvrir le travail du photographe Chris Blaser. Ses clichés subaquatiques de la rivière étaient présentés cet été à Bremblens aux Jardins de la Photographie. Jetez-y un œil : chrisblaser.com !

  • Hubert, Cap et Audrey

    Alors que le grand couturier Hubert de Givenchy a pris ses quartiers à Morges, à la Fondation Bolle, au musée Forel et au Château… souvenir d’une visite chez lui, à Paris.

     

    Avril 2014, rue de Grenelle.

    Bordé de quatre colonnes doriques, un portail métallique haut de cinq mètres. Je sonne. Une gardienne me dévisage par la meurtrière de sa loge. Un domestique me fait traverser une cour intérieure ornée d’arbustes taillés en boule et me présente l’intendante, qui m’installe dans un salon d’un autre temps : haut plafond avec moulures, horloge dorée, bibelots de porcelaine et miroir au cadre baroque.

    Col roulé de cachemire noir, pantalons beige à pli. Poignée de main ferme, regard droit dans les yeux. Hubert de Givenchy me reçoit tout en élégance, en simplicité, en sourire.

    Je suis venu l’interroger à propos de l’actrice et mannequin Capucine, qui a vécu ses dernières années à Lausanne, et qui, contrairement à son autre amie, Audrey Hepburn, a sombré dans l’oubli. Pendant deux grandes heures, il partage des anecdotes témoignant d’une belle amitié triangulaire, avec Audrey et «Cap», qu’il considère comme sa petite sœur.

    1952. Givenchy habite «La Cathédrale», une maison proche du parc Monceau. Il y crée la marque qui porte son nom, et engage son amie Capucine comme modèle. Elle loge alors sous les toits et n’hésite pas à pousser son lit contre le mur pour accueillir les couturières en manque d’espace.

    C’est aussi à «La Cathédrale», une année plus tard, que Givenchy rencontre Audrey. En recevant «Miss Hepburn», il croit accueillir Katherine Hepburn, dont il est fan… La déception est de courte durée, il invite la toute jeune actrice à dîner à La Fontaine des Quatre Saisons. Prélude à une amitié qui durera… jusqu’à la mort.

    A l’enterrement d’Audrey, à l’église de Tolochenaz, le grand couturier est l’un des porteurs du cercueil, avec les deux fils, Sean et Luca.

    Et les cendres de Capucine reposent aujourd’hui autour de sa résidence de campagne, au Château de Jonchet…

    - Vous savez, j’ai toujours refusé de prêter mes robes. Capucine fut la seule exception !

     

    Si j’avais su. Si j’avais su qu’il se trompait ainsi. Car après Madrid et La Haye, c’est… à Morges qu’il prête 53 de ses robes !

    Nul doute que les musées morgiens ont su les accueillir aussi élégamment que le grand couturier m’a accueilli chez lui !

  • Je viens d’un pays de taiseux

    Je viens d’un pays où les visages sont des masques, seuls les yeux bougent, les corps sont des pantins aux gestes lents, aux démarches mécaniques.

    Je viens d’un pays qui dissimule volontiers tout ce qui touche à la mort, la maladie, la pauvreté, et puis la sexualité, ce sont des choses qui restent en dedans, et peuvent causer ensuite de surprenantes maladies.

    Je viens d’un pays qui se plaît à glisser des bâtons dans les roues de l’audace, propage la hantise des têtes qui dépassent, des discours trop définitifs, un pays qui enseigne dès l’enfance à se faire petit, à rester poli.

    Un pays de taiseux introvertis, de modestes indécis, de méfiants consensuels et d’épicuriens inquiets. A peine un hochement de tête dans les transports publics, un bonjour discret au comptoir des bistrots.

    Si quelqu’un parle vite, parle fort ou parle beaucoup, on se referme, on se méfie et se dit : qu’a-t-il à prouver celui-ci ?

    Je viens d’un pays qui ponctue ses phrases de points-virgules, pour ne pas avoir à choisir, de points de suspension, pour ne pas avoir à clore, surtout pas de points d’exclamations, pour ne pas déranger, ne pas s’imposer

    Un pays qui s’exprime par litotes, « je ne suis pas forcément contre », périphrases, « ce n’est pas que je n’aime pas mais je suis forcé d’admettre que ce n’est pas ce que je préfère », tautologies, « on verra ce qu’on verra », interjections, « oh…  bof… », formules creuses, « ma foi, voilà quoi ».

    Le dialecte de ce pays identifie les bavards, les « batoilles », les « barjaques », sait apprécier le bagou, la « mordache »… mais seulement chez les autres.

    Je viens d’un pays qui préfère s’exprimer par bulletin secret, dans l’anonymat d’un isoloir, pour élire un porte-parole. Un pays qui borde ses jardins de haies de thuya, qui flanque ses immeubles de digicodes, et ses rues de panneaux rabat-joie : Propriété privée, Accès fermé au public, Ayant-droit exceptés, Défense d’entrer, Chemin sans issue.

    Un pays dont la publicité la plus populaire montre trois vachers taciturnes refusant de divulguer la recette de fabrication de leur fromage...

    Un pays qui lutte pour préserver à tout prix son secret bancaire.

    Un pays qui reporte la responsabilité de son mutisme sur un occupant de jadis venant d’un autre coin de pays, parlant une autre langue, croyant en un autre dieu, plus austère, réformé, plus modéré, un occupant qui aurait inculqué, trois siècles durant, l’art de la dissimulation et de la dénonciation.

    Je viens d’un pays qui vénère la solitude, cette prétendue liberté, la contemplation des espaces muets : lacs tranquilles, forêts ombragées et glaciers inaccessibles…

    Cette nuit, j’ai fait un rêve.

    Un rêve éclaboussé de tous ces mots contenus depuis trop longtemps qui exploseraient ainsi aux visages de tout un pays qui se verrait dès lors inondé de déclarations d’amour et de compliments spontanés et de coups de gueule et de coups de cœur et d’encouragements et de confessions et de ras-le-bol et d’émerveillements et de…

    Au recommencement serait le Verbe.

  • Jamais entendu parler de Saint-Kilda?

    GoogleMaps vous propose sept minuscules confettis mal découpés, sur un fond bleu azur. Il faut dézoomer trois fois pour voir apparaître d'autres terres, plus proches, des îles écossaises, à trois heures de haute mer, si la météo est bonne.

    Ils s’appelaient MacDonald, Ferguson, MacCrimmen, Gillies ou MacQueen. Ils n'avaient jamais rien vu d'autre que l'archipel de Saint-Kilda. Ils chassaient le fulmar au lasso, elles filaient la laine de leurs moutons. Des hivers de huit mois, de la brume, des orages, pas un seul arbre, de la tourbe, des rochers tranchants...

    ... et pourtant, un bout du monde qui laisse songeur: autarcique, égalitaire, sans chef ni loi, sans argent ni impôts, sans armes.

    En 1930, les 36 derniers Saint-Kildiens se résignent à rompre le lien du sol, à trahir les aïeux. Ils demandent leur évacuation au Secrétaire d'Etat pour l'Ecosse, parce que l'hiver est trop rude, parce qu'il n'y a plus à manger, parce qu'il n'y a plus de jeunes, parce que… «ce n’est plus possible».

    Aujourd’hui, ces îles sont un sanctuaire labélisé UNESCO, foulé par des militaires, des ornithologues et quelques touristes réalisant ce «voyage d’une vie», comme l’auteur fribourgeois Eric Bulliard qui signe avec L’adieu à Saint-Kilda un excellent premier roman.

    Roman ? Parlons plutôt de quinze chapitres mêlant récits historiques, envolées romanesques et carnet de route, puisque l’écrivain porte tour à tour ses deux casquettes, de journaliste et surtout d’auteur. «Même si la base historique de ce livre est réelle et fondée sur cette documentation [deux pages de bibliographie], les dialogues, certains faits et personnages relèvent de la fiction», avoue-t-il dans l'épilogue.

    Son décor est solide. Eric Bulliard aime de toute évidence les sources de première main, les traces écrites, ces documents porteurs d’âme. Il puise son inspiration dans un cliché noir-blanc de 1880, un article du London News, du Glasgow Herald, le journal intime d’un enseignant nommé George Murray ou l’inscription gravée sur une tombe de l’île.

    Ses personnages aussi sont consistants. Empathique à l'extrême, l’auteur questionne leur quotidien, élémentaire, répétitif, pieux, digne, taiseux. Que se sont-ils racontés, entre eux, pendant tant d’années ? Pouvaient-ils imaginer qu’une autre vie était possible ? Etaient-ils heureux ?

    Enfin, le récit de son expérience sur l’île (un voyage qui a l’audace de ne durer qu’un seul jour !!!) nous épargne l’habituelle prose arrogante de l’écrivain-voyageur. Pétri d'autodérision, Eric Bulliard laisse une place au sac à vomi, à la pluie continue, à la brume qui couvre ces paysages de carte postale, aux pantalons Northface trop grands et aux sangles d'un sac mal ajustées. Il trouve ainsi son rythme, un souffle, une alternance entre anecdotes hyper réalistes et commentaires moqueurs.

    Les pages les plus percutantes racontent les journées qui précèdent l’évacuation : la difficile prise de décision (magnifique premier chapitre!), le silence pesant du dernier repas, les enfants qui jouent à la lumière du dernier coucher de soleil, la dernière marche vers le débarcadère, les baluchons, les moutons et ces 36 Saint-Kildiens qui s'en vont pour de bon, le 29 août 1930 à 8 heures du matin : «la fin d’une civilisation, la fin d’un monde, la fin d’une utopie».

    « Dans chacune [des maisons], ils ont laissé une Bible, ouverte aux pages de l’Exode, et une poignée d’avoine. Ils ont ranimé les foyers de tourbe. Ils brûleront quelques heures. Après, pour la première fois depuis des milliers d’années, le feu s’éteindra sur Saint-Kilda. »

     

    Journaliste à La Gruyère, Eric Bulliard rejoint, avec L’adieu à Saint-Kilda, la famille des écrivains critiques littéraires (Julien Bürri, Anne Pitteloud, Anne-Sylvie Sprenger) ; il se fond surtout - en compagnie d’Aude Seigne, Alexandre Friederich, Bruno Pellegrino ou Philippe Rahmy - dans la rafraichissante et nouvelle vague des écrivains-voyageurs suisses !

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    Eric Bulliard, L’adieu à Saint-Kilda,

    L’Hèbe, 2017, 239 pages.

  • De retour à la campagne

    On se dit : tout de même, fini le choix entre dix théâtres, dix salles de concert et une foule de potes potentiels, finies les sorties à l’improviste, finis le sourire des mendiants, le vertige des passantes, la démarche flottantes des banquiers et des toxicos, le boucan, les cris, la vie quoi !

    On se dit : Suis-je vraiment prêt pour prendre une retraite anticipée, commettre un suicide social ?

    Et puis c’est là, après une dizaine d’années passées à Lausanne… et quel bonheur.

    Se faire réveiller le matin par un silence assourdissant, ou le choc des fronts de cinq moutons qui broutent et luttent dans un petit enclos voisin. Ouvrir de vieux volets craquelés et voir un champ qui respire profondément, un château enfantin avec son donjon et ses quatre tourelles, un lac, un ciel immense et de la neige qui deviendra bientôt printemps.

    Avoir de la nature qui pousse juste de l’autre côté de la porte-fenêtre. Dans un jardin (encore) en friche, découvrir, avec le retour des beaux jours, de belles couleurs du côté d’un prunier d’ornement, d’un pommier du Japon et d’un forsythia. Surprendre, entre des herbes folles, du thym citronné, du romarin, de la ciboulette, de la sauge et de la menthe marocaine. Finir de remercier le précédent locataire pour les framboises, les mûres, les groseilles et les fraises à venir.

    Ne plus devoir faire trois fois le tour d’un quartier de rues à sens unique pour trouver une place bleue réservée pour les macarons C ; vivre sans rideaux simplement parce qu’il n’y a plus cinq étages d’êtres humains qui entourent l’appartement ; saluer chaque jour mon voisin Gilbert dans sa belle salopette rouge ; avoir une porte qu’on ne fermera pas souvent à clef ; tailler une vigne grimpante qui pleure à grosses gouttes ; se coucher dans l’herbe ; admirer les Alpes qui rosissent le soir.

    Alors oui, plus de boulangerie, plus de grand magasin, plus de Poste, plus de librairie, plus l’embarras du choix entre un bistrot bobo, une pinte vaudoise et un café vegan-friendly…

    Mais un petit chemin de fer dont la petite gare est plantée au milieu d’un champ, et puis un étonnant self-service 24 heures sur 24 pour d’excellents poulets fermiers, une cabane de pétanque mondialement connue (dans la région), un café ouvert un soir par semaine et le Domaine du Moulin qui a pour devise « drink, live, laugh »…

    En fait, durant les jours qui ont suivi le déménagement, une seule chose m’a vraiment perturbé. Mon village vit hélas avec son temps. Inutile d’aller acheter du lait directement chez le paysan voisin : il n’y a plus d’éleveurs bovins ici.

    Pour montrer une vache à ma fille, il faut aller jusqu’au village voisin.

    Et peut-être faudra-t-il bientôt aller beaucoup plus loin, puisque la moitié des producteurs d’« or blanc » de mon canton prévoient de vendre leur cheptel d’ici cinq ans…

    A quand des « berlingots équitables », comme il s’en vend en France ? Quand nous donnera-t-on enfin la possibilité d’acheter notre lait à son prix juste ?