Ce genre de soirées que les réseaux sociaux ont peut-être tendance à raréfier. Une connaissance convie chez lui autant de personnes que la table de son salon peut accueillir : huit invités qui ne se sont jamais croisés !
Ce soir-là, un vieux monsieur détonne. Démarche hésitante, silhouette chétive, visage étroit, un air d’Edmond Kaiser, de Pierre Rabhi, avec la même intensité dans les yeux.
Les gens parlent, parlent, et lui écoute, apprécie sa tranche de rôti, mâche minutieusement. Il ne dit rien, mais quand il prend la parole, tout le monde se tait.
- La retraite est une absurdité totale. Tellement d’anciens bureaucrates s’ennuient une fois l’âge de la retraite atteint. On devrait instaurer un impôt sur les retraités sans idées !
Autant dire que lui n’en paierait pas. D’une voix toute douce, il dit avoir rendez-vous dans deux jours à l’Elysée pour y «partager quelques idées».
Il y a quelques décennies, Denis von der Weid consacrait toute son énergie à la direction du groupe bâlois Sandoz. Le cœur n’y était pas. Pas à sa place. Pourquoi un tel salaire, s’il n’est pas possible de le dépenser ? Et si la santé était autre chose que la commercialisation de médicaments ? Le déclic survient en Espagne, au moment où il doit cautionner, à l’aveugle, la construction d’une usine qui rejetterait du chlore dans la mer… Il démissionne et file en Inde.
- On m’avait enseigné des foutaises. En Suisse, on pense que les pauvres ne sont pas malins, mais la survie est un truc de surdoué. Il faudrait envoyer les grands patrons en stage dans les bidonvilles !
Il se retrouve alors sur plusieurs fronts. Il publie une brochure intitulée «Nestlé tue les bébés» pour dénoncer les méfaits du lait en poudre industriel. Il développe un médicament abordable contre la lèpre. Il lutte contre la torture et le trafic d’êtres humains. Il préside la Déclaration de Berne. Surtout, il crée la Fondation Antenna.
Cette fondation suisse, bientôt trentenaire, active dans 30 pays, refuse que la recherche scientifique ne serve qu’aux riches. Pourquoi en effet vouloir aller sur Mars quand les besoins de base de deux milliards d’êtres humains ne sont pas satisfaits ?
La fondation promeut par exemple l’usage d’une micro-algue, la spiruline, l’aliment le plus riche au monde en micronutriments : 100'000 enfants en ont profité à ce jour, notamment au Niger et à Madagascar.
Pour éviter le recours aux pesticides, il enseigne la confection de biofertilisants, notamment au Maroc et au Mali. Et pour rendre l’eau potable, il met au point une technologie qui repose sur un processus simple d’électrolyse : 15 millions de nécessiteux en bénéficient, du Cambodge à la Zambie…
Denis von der Weid y tient : Antenna n’est pas une fondation « charitable ». C’est donnant-donnant. Il propose alors des microcrédits remboursables à 200'000 femmes du sud de l’Inde. Et à des nonnes congolaises qui lui assurent ne rien pouvoir offrir en échange de son instrument pour filtrer l’eau, il propose un marché : de l’eau potable contre… trois chapelets quotidiens !
Autour de la table, les convives sont captivés, emballés, espèrent en secret que sa fondation essaime le monde… Il nous arrête net :
- Il ne faut jamais devenir trop grand. Tu gagnes en bureaucratie et tu perds forcément en inventivité !