Dans un décor lunaire modelé par les rouleaux de l’océan indien, à l’extrême ouest de la capitale d’Oman, un immense bâtiment au toit en dôme quadrillé sur ses huit faces de petits balcons rococo : le Palace Al Bustan.
N’ayant pas les moyens de passer la nuit dans ce cinq étoiles, je plante ma tente sur la plage, entre cette extravagance architecturale et… le petit village de pêcheurs qui a donné son nom au palace.
Le lendemain au réveil, je vois s’avancer sur la plage un couple de personnes âgées. J’ose un timide « good morning ». Lui me scrute avec méfiance, semblant se demander si le camping sauvage est autorisé ici. Elle me sourit. Après quelques civilités en anglais, elle poursuit en français, avec un délicieux accent germanique :
- Nous habitons Wädenswil, près Zürich. Je fais une année la jeune fille au pair à Rolle.
Rolle, c’est tout près d’où j’habite, et cela fait une année que je voyage en Asie (on est en 2003). La discussion est improbable. Décrispé par sa femme, il prend le relai :
- A l’hôtel, c’est ramadan, ils ont fermé deux restaurants. On nous a dit le golf terminé, mais c’est pas vrai. Et puis, on parle pas facilement allemand ici. Avec le prix qu’on paie!
Son monologue achevé, il enjoint sa femme à prendre la direction de l’hôtel pour ne pas rater l’heure du petit-déjeuner.
Mais surprise. Deux heures plus tard, alors que je plie ma tente, je revois, au loin, la silhouette de ma Zurichoise. Elle marche maladroitement sur le sable, portant à la main un sac trop lourd pour elle.
- Je voulais seulement vous porter un petit quelque chose. Vous savez, mon fils a beaucoup voyagé…
En guise de couverture, j’étale sur le sable brûlant mes habits les moins sales. Elle sort de son sac un petit aperçu du buffet : croissants français, camembert transpirant, jambon de Parme, fruits importés, caramels mous...
Je l’imagine dans le hall, excitée dans l’organisation de son larcin, hésitant, puis ajoutant une septième tranche de mortadelle entre deux tranches de pain. Et son mari, agacé, qui la regarde faire :
- Tu ferais mieux de t’occuper de ton petit mari !
Regula aimerait retourner en Suisse romande. La vie y est, selon elle, plus légère. Son premier mari était dans le textile, avant que les importations asiatiques ne ruinent son entreprise. Il est parti avec une femme plus jeune. Elle a éduqué son fils toute seule. Il a étudié la médecine. Il y a cinq ans, un accident de voiture l’a rendu paraplégique…
Sous le soleil de onze heures, le visage de ma grand-mère de circonstance ruisselle, mais la brillance de ses yeux prend le dessus. Elle connaît l’Antarctique et décrit le défilé de centaines de pingouins avec sensibilité. Ses yeux se plissent vers le ciel quand elle enchaîne avec le récit de ses séjours à Chypre, Hongkong, Mexico.
Soudain, le ton redevient grave. Elle ne voudrait pas être jeune dans la Suisse actuelle. Crise économique. Dépression. Insécurité.
Pour la première fois depuis plusieurs mois de voyage, la Suisse n’est plus le pays des montres de luxe, des banques privées et des fortunes de Mobutu. La Suisse de Regula construit des cabanes sur les ponts de ses villes pour éviter les suicides de fin d’année, distribue des seringues stériles à des hommes anéantis et séquestre ses octogénaires dans de petits ghettos…
Elle doit filer. Son mari l’attend pour une excursion. Je n’ai pas le temps de lui demander son adresse. Je ne peux que lui dédier aujourd’hui, avec quelques années de retard, cette petite chronique qu’elle ne lira probablement jamais.