En règle générale, j’aime la nuit. Même si celles de bout du lac ont perdu de leur superbe, j’aime la nuit, tout est plus imprévisible. Alors quand Pierre et Maxime m’ont proposé une soirée à Genève, je n’ai pas hésité.
On a cependant très vite filé à l’ouest de la ville, l’ouest du canton, jusqu’à l’extrême ouest du pays : le Far West des bois de Chancy.
Le chemin des Bouchets est obstrué par une barrière, mais Pierre a la clef du cadenas et une autorisation de la Direction générale de la nature et du paysage. Motif de la requête : état des lieux des populations macro-hétérocères.
Peut-être, comme moi, vous demandez-vous ce qu’est un macro-hétérocère ? Un grand papillon de nuit. Ainsi, comme « le bon petit diable » de Brassens, on va à la chasse aux papillons (même si « chasse » est un mot maladroit, ces deux-là ne feraient pas de mal à une mouche).
Nous voilà dans une pinède digne du sud de l’Europe, avec une forte odeur de résine et le chant des criquets. La nuit va tomber, il est temps de disposer verticalement deux mètres carrés de drap blanc, puis d’y diriger une puissante ampoule reliée à une mini génératrice. Il suffit d’attendre.
Le premier papillon est un petit blanc, tout frais, avec quatre points noirs sur les ailes. Pierre s’empare du Guide des papillons nocturnes de France. Maxime, du Concise Guide to the Moths of Great Britain and Ireland. Les spécimens des livres sont des insectes épinglés qui ont perdu leurs couleurs vives ; l’identification est malgré tout assez facile. Maxime inscrit le nouveau venu dans un document qui résume leurs cinq dernières années d’observation. Sur les 823 papillons de nuit vus dans le canton, ils en ont repérés 342, et découverts 5 nouveaux.
Le second arbore un abdomen noir et rouge vif. Le troisième, très poilu, est de la famille des Noctuidés. Le quatrième, les ailes en damier, est de celle des Géomètres. On entame le plat de résistance avec un Petit sphinx de la vigne, rose et vert olive, avec des ailes rigides, taillé comme le Concorde.
Le suivant porte un élégant manteau de craie. Ils ont un doute. Du jamais vu. C’est… le 343ème papillon !
Arrive un Drymonia ruficornis, avec des pattes de lynx ; un Bird dropping, qui a la forme et la couleur d’une… merde d’oiseau ; un Acronicta psi Le Psi, mon préféré, avec une tête d'Alien. Le suivant ne reste que dix secondes sur le drap, mais Maxime a la présence d’esprit de le photographier, c’est l’Acronicta alni et… le 344ème !
Enfin, pour couronner le tout, un Phalera bucephala, qui ressemble à un bout de bois, avec un coup de canif sur l'arrière. Pierre s’assied bien en face et commence à le dessiner…
Voilà donc les macro-hétérocéristes ! Je les imaginais introvertis, le teint blafard, disséquant, cataloguant, épinglant. Ils sont là, enjoués, passionnés, émerveillés par les trésors enfouis des nuits genevoises !