Le lac hiberne encore. Une eau sèche, comme du métal. En face, le blanc s’accroche aux sommets savoyards tandis qu’ici, les rives prennent leurs premiers verts, des verts qui sentent fort. Et puis les bourgeons, les feuilles, les insectes, les oiseaux. Il n’y a sur le lac qu’un seul voilier, il avance au moteur.
Près de l’embouchure du Boiron, c’est l'une des rares rives encore sauvages du Léman,quelques mètres carrés que les trop riches n'ont pas pu acheter. Il n’y a sur la plage qu’une nasse en inox. Les galets ont une jolie couleur, avec comme des tessons de bouteille dedans.
Soudain, un jogger fluorescent traverse le tableau, en sueur, de la musique dans les écouteurs. C’est la pause de midi d’un employé de banque. Une promeneuse de chien emprunte le même sentier, prenant son temps et riant des trois bouteilles de blanc disposées sur notre table.
Une guirlande de drapeaux tibétains, des filets, des amarres, des caisses, des bouées et des rames, c’est la maison de Manu, qui est moins une maison qu’une sorte de cabane de briques et de bois, des briques qui se lézardent et du bois qui a pris le soleil
Manu n’est pas pressé, il laisse le poisson se reposer. Il le peut bien, il était debout avant moi, et même avant le jour, il était debout dans sa barque, à relever à la main, un à un, les filets déposés la veille. Il avait pris avec lui un ami qui a encore, dans son sourire,beaucoup de joie accumulée durant la matinée.
Le visage baignant dans le soleil, nous dégustons la féra du jour. Le ciel, la montagne etde petites vaguelettes qui viennent les unes après les autres refroidir les galets…
Le téléphone sonne. Elle veut huit perches pour ses invités de ce soir. Elle demande si lepoisson est frais. Elle viendra les chercher dans dix minutes !
Manu raccroche, il est à sa place, dans le beau temps de ce milieu de mois d’avril. Clope au bec, il pense comme le pêcheur Rouge de La Beauté sur la terre, peut-être le plus beau roman de Ramuz :
La tranquillité et la liberté ! Regardez-moi ces autres, j’entends ceux de la terre, parce que nous, on est de l’eau, et ça fait une grande différence. Ces gens de boutique, ces attachés par la semelle, tous ces vignerons ou ces gens qui fauchent et râtèlent, ces propriétaires d’un coin de pré, d’un bout de champs, d’un tout petit morceau de terre.Vous les voyez qui sont forcés de suivre un chemin et toujours le même, entre deux murs,entre deux haies, et ici c’est chez eux et à côté pas. C’est plein de règlements, plein de défense de passer. Ils ne peuvent aller ni à gauche, ni à droite. Nous, on va où on veut. On a tout, parce qu’on n’a rien.
Quand je m’en vais, Manu a remis son tablier et répare ses filets en écoutant plein tube un morceau de rock.