Du 21 juin 2015 au 21 juin 2016, l’auteur neuchâteloise Antoinette Rychner a consacré une trentaine d’heures hebdomadaires à décrire ce qu’elle voyait par la fenêtre d’une roulotte garée dans son jardin, à Valangin. Une roulotte aménagée en bureau d’écriture - panneau solaire pour l’ordinateur, réchaud à gaz pour le café et poêle à bois pour l’hiver - une chambre à soi, comme le préconisait Virginia Woolf.
Une année pour un livre : Devenir pré.
De la prose nombriliste ? Il faut attendre la page 73 pour surprendre un je, et l’auteur s’excuse illico. Un exercice de style stérile ? Plutôt la preuve que la contrainte libère. Un art docile, immobile ? En notre ère de dispersion et de distraction, un acte de résistance, de désobéissance.
Elle s’acharne à voir, écouter, sentir. L’aulne, le frêne, les pissenlits, les reines-des-prés, surtout le vieux tilleul, devenu personnage dès la page 14, qui durant l’automne « perd la parole avec la dignité d’un Monsieur âgé à qui beaucoup de choses seraient devenues égales ».
Elle consulte Les oiseaux de nos régions et questionne les végétaux : « Tige simple, ou rameuse ? Rameuse. Couleur ? Jaune. Observer les feuilles – ça pourrait bien être un sénéçon ». Elle réalise ensuite son erreur, « comme si désigner ainsi de façon pseudo-savante scellait une séparation entre sujet observant et phénomène observé, une forme d’appropriation ou même de domination ».
Papillon, grillon, limace, coccinelle, renard, taon, buse, chevreuil, chauve-souris, rouge-queue, cadavre de campagnol creusé aux intestins par un scarabée, sitelle, pinson, et puis un lièvre : « Alors comme ça, il en vit par ici, il en passe pour de bon à moins de cent mètres du lit où l’on dort ».
Par franchise, sa prose héberge un chat, des vaches, la Twingo jaune du facteur, une bossette à purin, des pétards du 1er août, la rumeur de l’autoroute et un écriteau : Valanginoises, Valanginois, votez NON à la fusion.
Elle nous ouvre aussi les portes de sa petite fabrique d’écriture. Les doutes artistiques se mêlent à de plus triviales préoccupations : « Par ses deux vus, What’s app m’indique qu’est bien parvenu à l’aînée ce message qui demandait de cuire en arrivant, avec les céréales de son choix, les deux légumes subsistant dans le bac du frigo ».
Dossier de subventions, discours pour le Prix suisse de littérature, tribune pour la rétribution des auteurs. Et toujours cette question : « Et sinon, vous faites quoi dans la vie ? Mère de famille, d’accord, mais sinon ? ».
Le 12 juin, elle va écouter une sœur de plume, Samar Yazbek : Si je retourne en Syrie, on m’égorge ! Elle se voit alors dans sa roulotte, inoffensive, démunie face à l’actualité, des migrants morts dans un camion par asphyxie - 59 hommes, 8 femmes et 4 enfants - les attentats du 13 novembre…
Dans son pré, la Beauté subsiste, malgré tout. Antoinette Rychner est son indispensable porte-parole.
Antoinette Rychner, Devenir pré,
éd. d'Autre Part, 184 p.
Photos : Mario del Curto et Odile Meylan.