Le «temps», c’est trois colonnes dans le Petit Robert, mais qu’un seul mot.
Les arabophones, eux, lui en consacrent deux : «waqt», le temps du sablier, celui des secondes et des années, et «zamân», un temps sans début ni fin qui dépasse la vie humaine et lui donne tout son sens. Ainsi prennent-ils peut-être mieux conscience que le «waqt» s’est emballé, qu’il a rompu avec le «zamân». L’homme moderne végète volontiers lorsqu’il faut agir et se précipite lorsqu’il faudrait attendre : bienvenu dans la dictature du temps court, la tyrannie du «waqt» !
La langue arabe aide à mieux saisir les précipitations de l’Histoire, les rendez-vous manqués et les somnolences du monde de l’après-11 septembre, l’invasion quasi instantanée de certains pays «non alignés», le synchronisme (et l’uniformisation!) des informations livrées sur la Toile, l’extrême précarité des places boursières, les décisions présidentielles ajustées à la taille des mandats, la sacro-sainte «actu» des médias, la lutte contre le vieillissement biologique, l’alternance des vacances oisives et des burn-out carabinés , le temps qui est de l’argent, etc.
Aujourd’hui, la vitesse du «waqt» dépasse les limites de l’entendement. Voilà pourquoi le monde moderne peut sans sourciller poursuivre sa route, avec un pied dans le Moyen-âge (exploitation des mineurs, trafic proxénète, SDF, esclavage clandestin) et un autre dans le XXIème siècle (Nobel de médecine, technologie guerrière, Exposition universelle, Mars nous voilà !).
Se reposer, c’est mourir, alors l’homme préfère tuer le temps en d’insignifiantes occupations jusqu’à l’âge (lui aussi précaire) de la retraite, pour regretter alors de s’être ainsi fourvoyé dans le «waqt», alors qu’il aurait fallu gagner sa vie à perdre son temps, comme on dit, redonner du temps au temps, mais seule la proximité de la mort, dit-on, rétablit sa vraie valeur au temps.
Alors par les temps qui courent, peut-être faudrait-il oser vivre en avance sur son «waqt», rattraper le temps perdu et travailler à plein «zamân», oui, prendre du bon temps et retrouver le bon vieux «zamân».