Tout est allé si vite. L’impression que c’était hier. On avait bien fêté, bien mangé, bien bu, bien ri, même chanté, chacun était reparti chez lui. On avait la paix. On faisait de l’ordre, on remettait en état, on rangeait les choses à leur place. On allait prendre du bon temps, rester tranquille à la maison. Du temps vide pour peupler le présent d’avenir et de passé…
Tailler, parcourir toutes les lignes, une à une, visiter tous les ceps, un à un, des jours, des mois solitaires, célibataires, la grosse veste, les gros souliers, la bise noire contre la joue, la goute au nez, le silence feutré, le couinement du sécateur électrique et comme un goût de fil de fer au fond dans la gorge.
Espérer pourtant que l’hiver dure, dure encore, que la nature ne se réveille pas trop tôt.
Mais quand reviennent les couleurs, dans les champs, dans les vergers, dans les jardins, se surprendre à verser une larme. Comme la vigne.
La sentir souffrir en dedans, se déchirer, s’ouvrir, accoucher.
Le miracle des premiers bourgeons. Une odeur de miel et de tilleul.
La vie en est à ses balbutiements, elle s’ébat devant nos yeux. Elle est à peine là qu’on a déjà peur de la perdre, peur des saints de glace, peur des insectes, peur des champignons, peur du sec, peur tout simplement. On imagine tous les dangers, tous les prédateurs, on se prémunit, on anticipe, on pronostique, on regarde le ciel, on sonde les nuages, le vent, on estime la terre.
Un jour, elle fleurit. Il faut venir tout près d’elle et se pencher pour le voir.
Et puis le temps s’accélère, les jours grandissent, ils sont encore trop courts, il y a tant à faire, la vigne est une liane, elle pousse, elle pousse, tous les jours, elle ne fait que pousser, même la nuit, on en fait des cauchemars, on l’entend pousser, elle ne nous laisse pas dormir, on veut la maîtriser, la diriger, on lui court après, on est dépassé - ébourgeonner, effeuiller, égrapper, défeuiller - il y a tant à faire.
Un beau jour, on s’en veut, on s’aperçoit qu’on a fait qu’étouffer ses élans, ses envies.
Toute une vie contre-nature.
On a deux mois de torpeur pour laisser faire, attendre.
En secret, on craint encore, l’orage, la grêle, la pluie, le chaud, les étourneaux. On ferait n’importe quoi pour que rien ne lui arrive. On pose des filets. On tire contre le ciel. Sans trop y croire.
Et puis, ça devait arriver, c’est devant nous, devant vous, ça sent le fruit mûr, mature, gonflé, doré, adulte.
Dans quelques jours, il sera fin prêt, il sera là, on lui dira adieu, en haut de la ligne, à la va-vite, sans trouver les mots. Il y aura un grand bruit de moteur, il sera loin.
Et nous pas tant bien, un peu orphelins.
Le voilà dans d’autres mains.
Il vieillira bien ou mal, ma foi, on aura fait ce qu’on a pu.
Il ne nous restera que les couleurs de la dernière et plus belle des saisons.
Il vieillira bien ou mal, ma foi, on aura fait ce qu’on a pu.
Il ne nous restera que les couleurs de la dernière et plus belle des saisons.