Sur une place triangulaire qui borde le port de Skikda, au nord-est de l'Algérie, des hommes cassent des cacahouètes, fument ou boivent des cafés refroidis. Nonchalance contagieuse. Soleil couchant dans les yeux et trafic d’hydrocarbure dans le dos, je retarde le moment où je saurai où dormir. Entre deux discussions, je replonge dans Le Déchirement, un bouquin de Mohamed Chaib. Il manque de souffle, même s’il porte sur «l’Algérie en mutation».
SKIKDA Dans une ruelle transversale, l’Hôtel Littoral paraît approprié, mais le réceptionniste en veut trop. La patronne nous rejoint. Le courant passe. Les prix se cassent. Haut plafond (craquelé) et épais rideaux (crasseux) se souviennent d’une époque prospère, mais un carreau de fenêtre manque et l’eau, comme la lumière, est intermittente. «L’Algérie…», lâche simplement la patronne, avec une expression dans les yeux que je ne comprendrai que le lendemain...
HARKIS 1962. Djamila a 22 ans. Elle fait de la broderie traditionnelle dans un atelier tenu par une Française. Son mari ne travaille plus dans l’usine alimentaire de «Monsieur Thomas», mais se bat au côté des colons. Il a rejoint les harkis. Ses frères et son père lui en veulent encore aujourd’hui. A la libération (que l’on appelle «indépendance»), il doit emboîter le pas des Français s’il veut sauver sa peau. Djamila reste alors seule à Skikda, avec ses trois enfants.
BIDONVILE DE NANTERRE Après un an de séparation, son mari a le mal de la famille. Choix cornélien pour Djamila : «soit j’allais vivre en France, soit je perdais mes enfants.» Son père lui conseille de partir. Sa grand-mère ne lui dit pas au revoir quand elle embarque pour l’Europe (une carte d’identité suffisait alors). Elle se souvient encore avec effroi que ce jour-là, il neigeait sur la ligne Marseille-Paris. Depuis la gare Saint-Lazare, son mari l’emmène dans la banlieue parisienne. Elle qui habitait un vaste appartement, rue des Oliviers, à Skikda, se retrouve dans un studio avec ses trois enfants et un mari devenu charbonnier. Et alcoolique. «Pour oublier», ajoute-t-elle, pour le pardonner.
Djamila (photo) place ses enfants chez les bonnes sœurs, tandis que son mari trouve un logement plus grand. Dans le «bidonville» de Nanterre. Une maison de bois et de carton posée sur la terre, sans eau courante ni électricité. «C’est que pour obtenir un logement social, il fallait se faire naturaliser. Je ne voulais pas. Ma nationalité était tout ce qu’il me restait. Je pleurais des jours entiers. Je voulais rentrer au pays, mais mon mari ne voulait pas. Il disait que je ne reviendrais pas…»
Après sept années passées au bidonville, la famille est accueillie dans un centre d’hébergement, puis parvient à louer un deux-pièces dans le XVIIème arrondissement, où elle vit encore.
En 1973, Djamila revoit enfin l’Algérie. Elle y restera un mois et un jour. Quelqu’un habite son appartement, ses meubles ont disparu et son père est mort. Retour à Paris.
C’est lors d’un séjour ultérieur que Djamila rachète un vieil hôtel en ruine, le Littoral. Et puisqu’on ne fait jamais table rase du passé, il y a trois ans, une touriste s’attardait devant l’hôtel. Elle demanda à le visiter. Ce qu’elle le fit religieusement, puis avoua que son grand-père en était le propriétaire. Cette touriste habite… le XVIIème. Les deux femmes se revoient encore fréquemment. A Paris.
L’EMIGRÉE Djamila est aujourd’hui à Skikda pour superviser les rénovations («les ouvriers mangent l’argent envoyé sans rien faire») et entamer une procédure, afin de retrouver ses biens. Seulement voilà, pour cela, on lui demande des fiches de loyer ou des factures d’électricité. Alors elle cherche. Elle cherche… Il ne lui reste que la nostalgie : «sous les Français, il y avait des arbres, des statues, des parcs fleuris, des cafés, des courses de chevaux. On osait se promener avec des bijoux sur soi…»
A Skikda, on l’appelle «l’émigrée».