Les Egyptiens raffolent des plaisanteries. Ashraf, hilare, avant même d’avoir commencé. L’histoire de deux chiens qui crient famine au Caire. L’un part tenter sa chance en Libye. Quand il revient, un an plus tard, le visage bouffi et un collier en or autour du cou, son ami s’étonne : pourquoi t’es rentré ? Et ce dernier de répondre : juste pour aboyer un bon coup ! Ashraf plié en deux.
Au printemps 2008, j’entrais en Libye, juste avant l’affaire Hannibal (qui m’aurait fermé les portes du pays). Je me souviens. Les bakchichs de la douane de Ras al-Jedir, l’obligation d’être «escorté» par un guide officiel, les véhicules estampillés «Tourism security» qui veillaient au respect de la procédure, l’interdiction de photographier les affiches du Guide, l’interdiction même de prononcer son nom.
Les Libyens ne se confiaient pas facilement à l’étranger. Je rencontrais davantage d’Africains subsahariens qui trimaient, non plus pour gagner l’Europe, mais pour rejoindre leur pays natal et fuir l’enfer libyen. Quelques Tunisiens, de petits contrebandiers. Et des meutes d’Egyptiens, souvent clandestins, toujours miséreux (à Tripoli, une charmante Lucernoise, du Haut Commissariat pour les Réfugiés, m’avait dit ses difficultés à travailler dans un pays qui n’a pas ratifié la convention… sur les réfugiés).
J’avais goûté au bon air du rif marocain, retrouvé la grâce algérienne et traversé trop vite la Tunisie : trois pays à la dictature discrète. L’autocratie libyenne avait au moins le mérite d’être claire !
J’allais vivre ensuite deux mois au Caire, où grondait la «crise du pain», où la corruption et la répression étouffaient toute velléité de changement…
Aujourd’hui, le monde arabe nous dispense une belle leçon de vie, de courage, de liberté. Le peuple est roi. Il s’agenouille encore devant Dieu - «islam», en arabe, signifie «soumission» - plus devant les tyrans !
Mais trêve d’angélisme.
Si Ashraf était là, il cesserait ses plaisanteries pour me rappeler que Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Bouteflika n’ont fait que poursuivre le pillage que les colons européens avaient initié. Que nos diplomaties les ont soutenus, prétextant leur lutte exemplaire contre la chimère terroriste et l’immigration devenue anxiogène. Que nous avons tous bronzé idiot, à Djerba ou à Charm el-Cheikh, sans deviner ce qui se tramait derrière le sourire crispé du petit personnel. Que nous avons dépouillé le peuple algérien de son gaz, le peuple libyen de son pétrole, dénaturé le littoral tunisien, et fait fructifier dans nos banques les 50 milliards de Moubarak.