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  • Rendez-vous à la prochaine pleine lune

    Si les mots «télésiège débrayable huit places» et «forfait journalier adulte» sont vulgaires à tes oreilles, ces quelques lignes sont peut-être pour toi.

    Au fond de la vallée, bientôt, tu es attendue.

    En fin de journée, à l’heure où les skieurs s’en vont comme des robots s’enfiler une dernière williamine au pied des pistes, tu la verras s’élever dans le ciel, discrète, ce sera l’heure. L’heure de t’habituer lentement à la nuit.

    images.jpegTe voilà partie, il n’y a que le frottement des peaux sur la neige, tes bâtons alternés, ton souffle. Lors des pauses qui sont rares (à la station, le thermomètre affichait moins quinze), tu saisis le vent qui coupe à travers bois et la Gougra qui ruisselle entre les pierres. Tu adoptes un rythme qui te tient chaud, mais pas trop. Si tu avais une lampe, tu verrais des yeux dans la forêt mais tu as raison de toujours tout oublier.

    Tu regardes ta montre, il devrait faire nuit et il fait jour. Son disque est tout à fait sorti du bois. Elle te veille, pleine de gratitude, si pleine que la Corne de Sorebois se dessine en ombre sur l’alpage laiteux de Torrent, si pleine que la neige suffit à voir clair, et à perte de vue.

    Tu es dans la lune, dans le vide, un mètre de neige sous les lattes. Tu laisses échapper de ta bouche un peu de vapeur de toi.

    A cette heure du jour et à ce mois de l’année, tu es seule et laisse la nature reprendre ses droits. Quelque part doivent remuer les trois bouquetins aperçus ici même au matin. La lumière transforme les troncs en des loup-garous dont tu préfères cacher l’existence aux braconniers anniviards. La nature ne sait plus quoi inventer pour se faire remarquer. La transe est proche. Les rochers ont des têtes de renard et la peau des monstres évolénards, un soir de Mardi gras. Tu connais l’excitation de la première fois, montée d’adrénaline.

    La lune lave tes idées noires. Ta cervelle s’oxygène. Tu t’étais roulé une cigarette à l’avance, tu la fumes tranquillement. Tu chantes au clair de la lune.

    La nuit se prête aux mirages. Te salue alors de la corne un troupeau fébrile de vaches d’Hérens. L’été dernier la Reine s’appelait Ravage.

    Tu rêves. Maintenant, les pierres sont des baraquements de fortune. Autour d’eux s’activent des centaines d’ouvriers étrangers venus construire le barrage de Moiry. Tu les entends parler italien. L’un d’eux t’apprend que Moiry vient de «Morteys», lieux où les morts vont faire pénitence. Il te tutoie, il ne te promet pas la lune, il te donne simplement rendez-vous au même endroit, le 25 février, sous la prochaine pleine lune.

  • La fin des villages ?

    Cette chronique est née cet hiver lors d’un road trip à travers les Etats-Unis durant lequel j’ai vu ce que je ne voulais pas voir chez moi. D’un côté, des villages résidentiels éparpillés sur des kilomètres, où plus personne ne marche. De l’autre, en réaction, la mode du « Nouveau piétonnisme », des quartiers flambant neufs, à taille humaine, des imitations de village, mais sans histoire ni traditions.

    001942490.jpgCette chronique a mûri à la lecture de La Fin du village du sociologue Jean-Pierre Le Goff. Cinq cents pages qui revisitent un demi-siècle de l’histoire d’un petit bourg provençal, le sien. Sa conclusion : la mort imminente de ce que l’on appelait « village ».

    L’autoroute a rendu la ville trop proche. Barricadés derrière les clôtures de leur villa ou de leur ferme rénovée, les « rurbains » ou « néoruraux » ont importé leur individualisme. La propriété est privée. L’autochtone, minoritaire. L’animation, subventionnée. Le reataurant, asiatique. Et l'instituteur, bobo citadin. Bref, selon Le Goff, le dialogue est rompu entre ceux qui portent encore un surnom et ceux qui tondent leur gazon, ceux qui travaillent sur place et ceux qui y font garder leurs enfants, ceux qui sont le patrimoine et ceux qui disent tant vouloir le préserver, ceux qui s’arrêtent bavarder sur la place et ceux qui préfèrent passer des soirées cathodiques ou anxiolytiques…

    Cette chronique aimerait donner tort au modèle américain et au pessimisme du sociologue, remettre l’église au milieu du village. Ce dernier est-il vraiment, chez nous aussi, en voie de disparition ?

    Mes amis qui ont récemment choisi de s’établir dans un village encore « abordable » pour voir grandir leurs enfants me racontent leurs difficultés d’appartenir à une communauté. A quoi bon devenir propriétaire si la propriété devient forteresse ? Comment ralentir la déshumanisation des campagnes ?

    Le thème est complexe et la réponse ne tiendra pas dans ce petit rectangle. Il y a pourtant des petits gestes qui feraient de bonnes résolutions 2013.

    Si nous ménagions parfois nos voitures, non dans un souci écologique, mais pour multiplier nos chances de rencontrer un voisin ? Si nous nous intéressions à l’histoire du terrain et de la maison où nous venons d’emménager ? Si, le 3 mars prochain, nous choisissions d’accepter les « effets secondaires » de la Loi sur l’Aménagement du Territoire afin d’éviter le mitage des campagnes, la multiplication d’îlots bétonnés, et d’optimiser les zones à bâtir existantes au sein des villages ? Si nous allions ce soir manger à l’auberge communale ? Et si nous rasions enfin ces satanées haies qui délimitent nos prisons?