Peut-être la première fois qu’un écrivain invité au Salon du Livre de Genève devait abréger sa séance de dédicaces pour… aller traire son bétail.
Descendu présenter son roman L’écrivain suisse allemand, Jean-Pierre Rochat devait tout simplement être à l’heure dans sa ferme, au sommet de la montagne de Vauffelin, dans le Jura bernois.
En Suisse romande, les écrivains sont enseignants, journalistes ou rentiers. Un paysan écrivain, ça fait du bien...
"C’était un jour chaud et lourd avec un effet loupe sur le panorama, à portée de main, semblait-il. C’est à crever de beauté, on a beau s’empiffrer, il reste des morceaux qui dépassent de partout."
Lorsque je m’étais frotté, l’espace d’un été, au métier de berger, on m’avait offert son récit Berger sans étoiles en me disant : « ça, tu verras, c’est le bouquin d’un vrai berger! ».
Effectivement. Brut de décoffrage, libre, généreux, dense et sensuel, son style fut un orage de plus dans mon estive. Une écriture apprivoisée mais rythmée, musicale, vibrante et amoureuse.
L’écrivain suisse allemand est un petit livre, le format idéal pour aller lire dehors. Il raconte la surprenante complicité d’un paysan de montagne et d’un écrivain à succès. L’un n’a voyagé qu’en 1992, à Amsterdam, pour fêter le septantième du syndicat bovin de la race tachetée rouge des Alpes ; l’autre est de ceux « qui ont fait l’amour avec de jeunes indiennes au milieu de la forêt vierge ». L’un est modeste et trivial, l’autre raffiné et existentiel. L’un taiseux fidèle, l’autre conteur volage.
Les voilà pourtant amis, et pour trente ans. Peut-être parce que tous deux ont une plaie à panser. L’un a dû faire le deuil de son père, tué au volant d’un tracteur neuf ; l’autre est parti sur les routes trop tôt. Peut-être aussi parce qu’ils entretiennent une fascination réciproque. L’écrivain est attiré par ce bon sauvage, sa sagesse paysanne, ses bons mots : « nous avons beaucoup de morts dans la famille mais si on regarde dans le bottin, sous notre nom, il y en a encore plein ». Et le paysan envie la vie audacieuse de son compagnon : « quand il partait pour le monde des nouvelles aventures, alors que nous, c’était pas original, on purinait le pâturage du bas »...
En vérité, ce livre convie certainement les deux personnalités de Jean-Pierre Rochat. Il suffit d’apercevoir sa barbe d’armailli et ses lunettes d’étudiant. A 60 ans, ses deux passions - sa ferme et la littérature - n’ont pas fini de le tirailler.
Ainsi produit-il des « meules de fromages qui parlent comme des livres ouverts à la page des pâturages », tout en poursuivant ses lectures : « marcher à l’intérieur du livre, c’était spacieux et on pouvait y faire son marché ».
Comme son personnage, jadis champion toutes catégories du lancer du ballot de foin, le paysan écrivain veut voir au-delà des Alpes :
« J’avais largement de quoi être poète avec ce qui m’entourait, je disais : ne sous-estimons pas le merle, le chant du merle est si familier que parfois on ne l’entend plus, on n’y fait pas gaffe et c’est le début de l’indifférence ».
Photo : Eddy Mottaz