Lagon turquoise et palmiers émeraude. La baie de la Jalousie, au sud-ouest de l’île de Sainte-Lucie, dans les Petites Antilles, est un croissant de sable blanc bordé de deux aiguilles volcaniques, le Gros Piton et le Petit Piton, deux merveilles culminant à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer des Caraïbes.
Un voilier nommé ZeBreak mouille dans la baie, un ketch de 37 pieds, pavillon suisse flottant en poupe, un fameux deux-mâts presque aussi fin qu’un oiseau. Au coucher de soleil, verre de ti-punch à la main, on donne raison au poète : « Elle est retrouvée. / Quoi ? L'Eternité. / C'est la mer allée / Avec le soleil ».
Une fois la nuit tombée, le capitaine et ses matelots se préparent à faire cap sur Saint-Vincent-et-les-Grenadines. On plie le hamac tendu à la proue, suspend l’annexe, désencombre le cockpit et largue les amarres.
A la lueur des étoiles, le Petit Piton est un aileron de requin. Le Gros, une pyramide. La voie lactée traverse un ciel comme on n’en fait plus chez nous. La mer se forme lentement. Dix-huit nœuds sud-est. On prend un ris et étarque la grande voile. On déroule le génois et borde l’écoute sous le vent. On remonte au près, à sept nœuds, bâbord amures. On ne hissera pas l’artimon, on ne déroulera pas la trinquette, on naviguera en père peinard.
Lorsque ZeBreak n’est plus sous le vent de Sainte-Lucie, la mer se creuse. Le vent aussi se lève, ça tangue, on a trop de gîte, on prend un deuxième ris et roule un bout de génois.
A minuit, on prend le premier quart, avec gilet de sauvetage et ligne de vie. Ce n’est pas le radeau de la Méduse. Aux jumelles, un point lumineux devient cargo. On loffe, il abat, on le laisse à tribord, il passe à plus d’un mile.
Le pilote automatique affiche 171°. Le canal VHF 16 donne la météo du lendemain. Le GPS mesure la vitesse, le cap et la durée estimée de la navigation, seize heures vingt. Deux écrans digitaux signalent la profondeur des eaux et la force du vent.
On pourrait déplorer cette mainmise technologique, regretter les siècles de navigation aux étoiles, se désoler de la voile moderne, loisir de plaisance ou sport de compétition pour millionnaires…
Pourtant la magie opère. Fendre l’eau, le vent, le silence, la nuit.
Ces vagues qui s’amusent des sept tonnes de notre ketch. Ces sept tonnes qui filent à toute allure par la simple propulsion du vent. Ce mouvement élémentaire. Dans l’air. Sur l’eau. Comme jadis.
Il nous prend alors l’envie d’entonner un tonitruant « Santiano », de rendre un hommage, même dissonant, aux « Copains d’abord », d’évoquer Belle-Île-en-Mer, Marie-Galante, Saint-Vincent...
A midi, faisant l’ascension du Gros Piton, la sueur avait su mettre du sel dans nos vies.
Vers minuit, l’émotion qui perle dans nos yeux rappelle que l’eau de mer a toujours coulé dans nos veines.