Cela s’écrit sur un continent où personne ne me demande si j’ai souffert du «FeVi-blues», si je ne suis pas trop déçu qu’on n’ait pas entendu nos paroles, où il n’est jamais question de prix des places, de taux de remplissage, où je ne risque pas de reconnaître le logo de la Fête sur un opercule de crème à café, un continent sans opercules.
Quelques jours après la Fête, je m’envolais avec ma petite famille pour le Japon, puis le Cambodge, le Laos et maintenant la Birmanie: voilà donc cent quatre jours que je n’ai plus bu une goutte de chasselas vaudois (ceux qui ont connu les préparatifs de la fête apprécieront).
Cela s’écrit à Nyaungshwe, sur la terrasse du très... œnotouristique domaine de Red Mountain, une cinquantaine d’hectares de vignes plantées en terrasses au bord d’un lac (un dépaysement fou). On me sert un assemblage, deux tiers syrah, un tiers tempranillo, vraiment étonnant, et là, au milieu de ceps taillés en Guyot double portant de belles grappes en pleine floraison (les vendanges sont prévues pour le mois de mars), je dois l’avouer, j’ai dans la tête… un air du compositeur Jérôme Berney: «On s’incli-i-ine devant la vi-i-igne.»
Les mélodies résistent aux heures de vol, à l’absence, au silence. Il suffit d’une image, d’un visage, d’un gong japonais, d’une danseuse cambodgienne, d’un théâtre laotien ou d’une carriole birmane tractée par un buffle: c’est de nouveau carnaval dans ma tête, carnaval dans les rues, la musique se met en marche, des centaines de milliers de visages ouverts ébranlent la quiétude d’une petite ville suisse.
Aujourd’hui, la place du Marché est redevenue un parking onéreux avec vue sur le Grammont, «tapez le numéro de la place et validez». Que me reste-t-il de cette Fête, demande alors un journaliste de «L’illustré».
Le voyage aidant, j’aurais tendance à rectifier sa question: à quoi ressemblera cette planète lors de la prochaine Fête? L’extrême pauvreté et notre richesse obscène, la disparition des patrimoines culturels et le pillage des ressources... et puis, si on sait que la santé financière de la Confrérie aurait pu mettre en péril la prochaine Fête, on comprend ici que le réchauffement climatique pourrait de manière plus radicale faire oublier la suivante...
Que me reste-t-il de la Fête? Je crois que ce n’est pas le spectacle. Durant les représentations, j’ai passé mon temps à regarder les spectateurs, à bavarder avec des placeurs déguisés en étourneaux, à expliquer les tableaux à ma famille, mes amis, surtout à me promener dans les entrailles de l’arène, à surprendre des figurants autour d’une fondue, en admiration devant des vaches ou concentrés afin de ne pas trop tituber en revenant sur scène pour le dernier tableau.
Lorsque, de retour en Suisse, je découvrirai le livre souvenir, le double CD ou le triple DVD, c’est autre chose que le plancher LED qui me reviendra à l’esprit, à la fois plus subtil et plus complexe: une rumeur, une densité, une légèreté, quelque chose à voir avec l’amour et la joie (François Debluë avait raison), un chant d’optimisme qui s’élève malgré les pénibles stridulations des fifres, un chant spontané et collectif, un chant de rue qui rassemble, qui devient danses sous les voûtes de pierre des caveaux, chacun redécouvrant son corps, sa jeunesse, sa force, sa liberté.
La Fête, c’est peut-être cela, mais aussi plus simplement le goût du saucisson en croûte servi sur un lit de lentilles sous la grande tente du Terroir vaudois, ou celui d’un Vin de la Fête de 1999 conservé par un expert de la Confrérie et partagé entre amis. C’est toute une ruelle qui danse la salsa alors que, à deux pas, des armaillis picolent avec des musiciens professionnels portant encore leurs grandes ailes dans le dos. Un journaliste de la BBC s’extrait péniblement des Caveaux de la Noce en les trouvant «so East-Berlin». De vieux amis refont le monde dans le carnotzet du troisième sous-sol du Caveau de la Saint-Martin. Une demi-meule géante défile sur le quai Perdonnet lors de la Journée cantonale valaisanne. Sept conseillers d’Etat boivent une bière au coin d’une rue et semblent apprécier cela. Le sous-sol de la librairie La Fontaine propose une conférence intitulée «Incorporer le monde, penser la révolution, aimer le chasselas».
C’est tout cela. Et puis aussi Jérôme Berney qui frappe inlassablement sur sa caissette à vendange pour accompagner des chœurs, Valentin Villard qui tombe éperdument amoureux, ou Stéphane Blok, dans son t-shirt soixante-huitard à motif batik, qui se fait épingler sur le torse la médaille d’honneur des Cent-Suisses...
En fait, c’est surtout le potentiel d’une ville, toute l’énergie que renferme le quotidien. Que c’est rassurant de comprendre que c’est là, en tout temps, cette envie de faire la fête, de chanter, de danser, de rencontrer, d’enlacer, de partager, de tutoyer, même chez ces «Pâtés froids» de Veveysans! Sous l’asphalte enneigé d’un grand parking, la braise est intacte. Il suffirait de souffler dessus, fort, et à plusieurs.
Vu d’ici, cela paraît si naturel. Les rues birmanes sont pleines, animées, colorées, elles prennent le temps de se confier, de contempler, de rire et de faire la fête, avec les moyens du bord: on active de petits carrousels et de grandes roues à bras d’hommes.
En Birmanie, j’aurais tendance à calculer le nombre d’enfants que l’on pourrait scolariser ou soigner avec cent et quelques millions de budget...
Cette réflexion est stérile. En Suisse, le vivre ensemble est une denrée de première nécessité, une espèce en voie d’extinction, c’est le véritable patrimoine immatériel de la Fête des vignerons, cette grande fabrique de liens sociaux. Et cela n’a pas de prix
Lors de la dernière représentation, le 11 août, je ne suis pas allé à Vevey (je ne suis pas bon pour les adieux sur les quais de gare). Le lendemain, par contre, nous étions conviés, avec Stéphane, Jérôme et Valentin, à Rivaz, dans le caveau de Pierre Monachon, le vice-président de la Confrérie, pour partager une fondue et refaire le monde avec François Margot, l’abbé, et François Murisier, le président du conseil artistique… Envie ici de leur dire merci, merci d’avoir été assez fêlés pour se lancer dans pareille aventure, d’avoir tant donné, tant travaillé, bénévolement.
Merci à eux trois, et à tous les autres organisateurs, les fameux «commissaires», merci à tous les figurants, de 3 à 94 ans, chanteurs, musiciens, danseurs, gymnastes, techniciens, placeurs, armaillis ou tâcherons (ayez une pensée pour le Roi de la Fête qui retournera bientôt dans sa vigne pour tailler, sans couronne ni amateurs de selfies). Un merci particulier aux «femmes de la Fête», Sabine Carruzzo surtout, mais aussi Giovanna Buzzi, Caroline Meier et Céline Grandjean, Estelle Bersier, Marie-Jo Valente, Isabelle Raboud et Janine Huber, Corinne Buttet bien sûr, les deux petites Julie, toutes celles que je ne peux citer ici et puis évidemment… celle qui est là, à côté de moi, et que j’ai saoulée pendant quatre ans en lui parlant de cette Fête.
Grâce à vous toutes et tous, j’ai pu vivre ma première Fête. J’ai aussi pu comprendre combien les 6000 figurants sont l’esprit de cette célébration, les jambes et les bras, le fruit, la chair, le cœur et le foie. Lors de la prochaine – qui sera peut-être, et je l’espère, «décroissante» –, promis: je serai figurant.
Publié dans L'Illustré du 23 décembre 2019.