Au numéro 20 du Clos-du-Moulin, tu entres sans frapper et jettes machinalement un regard sur une petite table qui fait office d’autel - née au ciel le 2 décembre - marques un temps d’arrêt devant le Livre d’Or, devant un prénom, un nom, une heure, une date, devant une bougie allumée.
Tu salues les cuisiniers et te diriges vers le salon où une table a été apprêtée pour le petit-déjeuner. Nappe orange, confitures maison, quatuor à cordes de Debussy. Le directeur de l’établissement – tout le monde l’appelle Paul - tartine une tranche de pain au seigle pour les deux patients assis en face de lui. Ils sont les seuls à pouvoir encore faire le voyage de leur chambre à coucher à la salle à manger. Devant chacun d’eux, quelques comprimés multicolores et un godet rempli d’un liquide mordoré. Tu sers des mains, fais des bises, vas te tirer un café, prends place et écoutes Pauline, l’administratrice, faire le récit d’une randonnée à ski dans le Val Ferret.
Quand il est l’heure, tu descends au sous-sol troquer ta tenue de ville contre un habillement de circonstance : chaussures de sport blanche, pantalons propres, T-shirt avec un soleil pour logo et le slogan J'aime la vie, je travaille à Rive-Neuve. Tu épingles un badge qui porte ton prénom, presses sur le flacon de désinfectant liquide et rejoins tes collègues pour le meeting.
L’équipe de nuit passe en revue l’état des troupes : celle qui a des insomnies, celui qui a des douleurs thoraciques de 8 sur 10, celui qui a longuement hésité avant d’appuyer sur sa sonnette, vers 3h30, pour demander un verre d’eau (la nuit est longue lorsque la mort est proche et que l’on est seul dans l’obscurité). Une perte de poids inquiétante. Des couches S, parce que les M étaient devenues trop grandes. Un débat sur la consistance des selles de Madame Blumenthal. De la codéine pour un tel. Des nausées pour un autre. Une PEG à remplacer. Des fleurs de Bach à prescrire. De la confusion, peut-être due aux opioïdes. Deux comprimés de 600mg d’aspirine, un de 500 mg de paracétamol.
Et la morphine qui ne fait plus effet chez le monsieur de la chambre 110. L’infirmière l’a retrouvé en position fœtale dans des draps défaits. Il faut faire venir la famille au plus vite. D’autant plus qu’Empereur, le chat de la maison, a choisi de passer la nuit dernière sur son duvet. Un signe qui ne trompe pas...
La tournée des soins débute, chambre 240. Madame Hofstetter, bonjour ! Tu tires un rideau et entrouvres la fenêtre pour laisser entrer l’odeur du jour. Elle somnole. Il fait beau aujourd’hui, vous savez… Madame Hofstetter est grabataire depuis un mois. Vous avez bien mangé ? Le plateau de son petit-déjeuner est intact. Vous avez des visites prévues ? On n’a jamais vu personne chez Madame Hofstetter… Elle semble pardonner tes maladresses. Souhaitez-vous être rafraichie ? Elle ne secoue pas la tête. Tu laisses couler le robinet d’eau chaude un moment. Tu vas chercher deux serviettes, un gant de toilette et une alaise neuve. Tu soulèves délicatement la tête de Madame Hofstetter, retires l’oreiller, le retournes et y reposes sa tête. Tu as déplacé une peluche qui doit avoir beaucoup d’importance pour elle car elle ne l’a pas quittée des yeux. Tu laves son visage. Tu le sèches. Elle est allongée sur un matelas d’eau, sa peau est irritée. Tu lui proposes un massage et elle ne dit pas non. Tu commences par les talons, à l’Excipial, puis les mollets. Madame Hofstetter semble oublier peu à peu sa mauvaise nuit, ses maux de tête, ses muscles atrophiés, ses aigreurs d’estomac, son risque d’escarres, l’image que lui renvoie son miroir. Tu proposes de lui frictionner aussi le dos. Tu l’aides à se tourner sur le côté, profites de remplacer l’alaise et masses lentement ses hanches, sa nuque et ses épaules avec de l’huile essentielle de lavande que tu as trouvé sur la table de nuit. Elle ne dit toujours rien mais son corps se détend, se réveille, revit peu à peu, malgré la pudeur, malgré la tumeur. Tu lui demandes si un peu d’exercice lui ferait du bien. Elle sourit. Tu plies lentement sa jambe gauche, en maintenant le genou, puis la droite. Tu répètes plusieurs fois la manœuvre. Elle fait son possible pour accompagner le mouvement. La journée peut commencer. Tu lui tends sa perruque, sa trousse de maquillage et soutiens le miroir à bonne hauteur. Tu lui mets son collier de perles et ses deux bracelets. Tu lui sers un verre d’eau gazeuse et noues sa sonnette sur le montant du lit, à proximité de sa main droite. Merci beaucoup. Ce sont ses deux premiers mots. À toute à l’heure, Madame Hofstetter !
Une infirmière sort de la chambre 110. Il a la respiration sifflante, le nez pincé, la peau marbrée, les mains froides. Elle n’a fait qu’humidifier un peu sa bouche. Sa femme est à ses côtés, elle lui tient la main en silence…
Et poursuivre ta tournée, chambre 120, chez Jean-Paul, le genre taiseux, un peu bossu, un peu bourru, la couperose sur le nez. Il a encore toute sa tête mais ses membres ne le portent plus. Ton corps remplace le sien. Le long des quinze petits pas qui le séparent de sa douche, vous faites trois pauses pour qu’il reprenne son souffle. Son cancer des poumons ne l’empêche pas de dissimuler dans son armoire personnelle, juste en-dessus de sa bouteille d’oxygène, trois cartouches de Gauloise bleue… Après la douche, le peignoir bordeaux et les charentaises à carreaux, après le rasoir électrique et la brosse à dents, après la chaise percée, la chaise roulante, le couloir, le salon, la terrasse, enfin, la première cigarette. La journée peut commencer. Pour l’occasion, tu t’improvises aussi fumeur et parles de la pluie et du beau temps, jamais de sa maladie, de sa solitude, de ses souffrances de corps et d’esprit.
Besoin de pleurer, besoin de parler, besoin d’être écoutée. Attablée au salon, la famille de la chambre 110 s’entretient avec une infirmière. Les deux fils sont arrivés juste à temps pour être là quand il est parti.
Né au ciel le 4 décembre.
Chambre 110, dernière toilette, la famille n’a pas souhaité y participer. Fermer les yeux du défunt. Ôter sa perfusion et sa sonde vésicale. Laver son corps avec de l’eau et du savon. Le visage, le torse, le dos, les bras, les jambes. Lui raser le visage. L’habiller avec les vêtements qu’il avait lui-même choisis. Le chausser. Faire venir le comptable Alex et les deux cuisiniers, Bruno et Olivier, pour le descendre en brancard jusqu’à la chapelle qui est au sous-sol. Faire en sorte que ni la famille, ni les autres patients, ne surprennent ce cortège maladroit. Dans les escaliers, comprendre l’expression poids mort. Positionner le défunt sur la table funéraire. Appliquer de part et d’autre de son corps deux blocs de glace. Lui maintenir la bouche fermée à l’aide d’un support en plastique. Le coiffer selon ses habitudes. Placer une rose rouge entre ses mains jointes sur le ventre.
Tu déposes ta main sur la sienne et fais silence.
Dans trois heures, tu auras fini le meeting de l’après-midi, tu fileras au sous-sol (le vestiaire et la chapelle sont deux pièces contiguës), appuieras sur le flacon de désinfectant liquide, te doucheras - J'aime la vie, je travaille à Rive-Neuve - remettras une tenue de ville, remonteras les escaliers deux par deux, jetteras un coup d’œil sur la petite table qui sert d’autel, remarqueras la deuxième bougie allumée, t’en iras, direction la gare, direction ta ville, direction un bar, direction la vie, tu as rancard, parler, rire, boire, se frôler, s’effleurer, les yeux pétillants, boire, rire, parler, se prendre la main, comme un frisson, rire, boire, rire, se bécoter, s’embrasser, demander l’addition, presser le pas, main dans la main, bras dessus bras dessous pousser la porte s’enlacer se dénuder se caresser se sentir se serrer se respirer se manger s’étreindre se dévorer se rejoindre
malgré la chambre 110 malgré la rose rouge malgré la main froide
comme ces Anciens qui déposaient un crâne près de leur écritoire pour ne pas oublier - memento mori - qu’il faut en profiter
Publié dans la revue "La Cinquième saison", n°3, 2018