Trois jours que ça dure. La tempête. Les ferries en partance pour l'enclave espagnole de Ceuta s'ennuient dans le port d’Algeciras, à la pointe sud de la péninsule.
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D'Algeciras (de l’arabe "Al-Yazirat-al-Jadra",qui signifie "île verte")...
... à Ceuta (du latin "septum", qui signifie "cloison").
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ALGECIRAS Sur les quais, Adnane patiente près de son convoi (photo). Il y a sept ans, il passait quelques jours en France, muni d'un visa touristique. Puis trois mois à Majorque, chez un cousin qui lui avait trouvé un travail dans la restauration. Aujourd'hui, à 39 ans, il possède la double nationalité espagnole-marocaine. Il est maçon à Valence. Cinq fois par an, il rejoint sa famille, à Oujda. Il est le seul à être parti : "mon frère est allé en Allemagne, mais n'a pas aimé. Il est rentré..." Adnane en profite pour ramener au bled des bicyclettes, des vêtements, une climatisation et un chauffage. Ses deux enfants vivent au Maroc : "ils apprennent l’arabe et le français. Ils viendront en Espagne ensuite, pour les études supérieures, puis reviendront au pays, car ils préfèrent le Maroc. Ils ne viennent à Valence que pour les vacances..." Après une longue conversation (on a tout le temps...), Adnane se confie : "Venir en Europe, avec du recul, ce n’était pas la bonne solution. Le prix de la vie, le loyer, le racisme... Je regrette mon choix et prépare mon retour au pays. Non, ça ne sert à rien de le dire aux jeunes Marocains. Ils veulent voir..."
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En milieu de journée, le vent se calme un peu et un ferry peut quitter le port. Des vagues de quatre mètres cassent toutefois l'ambiance à bord. Les sacs vomitifs circulent. A l’intérieur, pêle-mêle, on sieste, on fait connaissance, on est coude à coude. Abdoul Salam (photo) est un immigré marocain qui travaille au Carrefour de Madrid. Il m’invite chez lui, à Ketama, dans le Rif. Une adresse sur un bloc-note. Merci Abdoul. Deux businessmen espagnols se rendent à leur agence. Ils préfèrent faire les trajets chaque semaine et ne pas vivre à Ceuta, "en Afrique", comme ils disent. Ils détestent Ceuta, mais le poste est bien rémunéré. Ils assurent que les deux pays s’entendent très bien. La preuve, Juan Carlos s’y est rendu (pour la première fois) en novembre dernier.
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CEUTA Sur la Plaza de Africa, personne, sinon deux touristes qui lisent le Routard et un vendeur de haschisch qui jure qu’il n’y a pas de problème pour l’amener au Maroc. C’est le retour qui est "un peu difficile"...
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Le 28 décembre dernier, le cadavre d’un jeune homme tentant de rejoindre un bateau pour l’Espagne a été retrouvé dans le port de Ceuta.
Selon la revue Fortress Europe, 35 migrants ont été abattus par la police des frontières dans les enclaves espagnoles ces vingt dernières années.
Le centre de séjour temporaire d’immigrants de Ceuta est plein à craquer.
La "République de Bel Younes", une communauté d’Afrique noire installée dans des baraquements de fortune à quelques kilomètres de Ceuta a été "nettoyée" il y a deux ans par les Espagnols
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Contre le soir, la ligne d'autobus n° 7, celle qui mène à la frontière marocaine, ne transporte presque que des femmes. Très bien habillées, maquillées, foulard assorti, elles viennent toutes de Tetouan. "Ce sont des frontalières qui viennent gagner à Ceuta un millier d’euros mensuels. Une fortune ! Elles font des tâches domestiques. Seule la province de Tetouan a l'autorisation d'entrer librement à Ceuta. Les autres Marocains ont besoin d'un visa..." C’est un homme de 73 ans qui me raconte cela. Lui vient à Ceuta une fois par semaine, tout seul, "pour avoir la paix un moment". Il vivait en Espagne dans les années 70, "quand les Espagnols quittaient leur pays", s’amuse-t-il à relever…
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Juste avant la frontière, des femmes revêtent un dizaine de couches d'habits pour les ramener au Maroc. D'autres emballent leurs produits achetés dans les grandes surfaces Lidle ou SuperSol, dans l'enclave duty free de Ceuta. Produits de lessive, couches-culottes, Nutella, Petit Beurre, Vache qui rit, cigarettes, whiskey et Nescafé ont leur préférence.
Si on se hasarde le long de la frontière, on rencontre aussi des jeunes qui fouillent dans un tas d'ordures pour collecter des fils de cuivre qu'ils revendront 4 euros le kilo. Ensuite, sur des kilomètres, rien d'autre qu'un mur de six mètres de haut (photo). Derrière, des barbelés, des caméras thermiques, des détecteurs infrarouges et la police frontalière.
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"Ceux qui tentent de partir savent que l’Europe les rejettera, qu’ils y retrouveront les vexations et l’offense qu’ils fuient dans leur pays. Mais rien ne les empêche de brûler le détroit pour faire enfin quelque chose de leur vie..."
Tahar Ben Jelloum, Partir, 2006