Il prend place à côté de moi et installe sa mère devant lui. Une main sur son épaule, il m’explique qu’il l’emmène chez un médecin de Berkane, "un médecin formé à Paris", précise-t-il. Première fois au Maroc ? Comment vous trouvez le Maroc ? Pourquoi voyagez-vous seul ?… Entrée en matière habituelle. Les confessions viendront ensuite. Petit à petit. Comme défilent les vastes plaines verdoyantes de l’Oriental marocain…
Diplômé en sciences politiques à l’université d'Oujda (où je me rends), il habite Al-Hoceima (d’où je viens). Il est au chômage. Sa famille vit grâce à son père qui vit à Lille. Ce dernier est aussi au chômage, mais, à la différence de son fils, il le touche...
"Rien n’est fait pour retenir les jeunes à Al-Hoceima. Il n’y a que les fonctionnaires, les militaires et les politiciens qui font carrière..." Il a cherché à étudier en France, mais les facs le refusent à cause de sa maîtrise approximative du français (il a étudié en arabe).
En décembre dernier, il avait réuni les 5'000 dirhams (450 euros) nécessaires pour être l’un des 60 candidats à prendre place dans un zodiac de 9 mètres, quitter la côte, près de Nador, et tenter de rejoindre l’Espagne, via la côte de Malaga, moins sécurisée, selon lui, que celle d’Almeria. Avec lui, à boire, à manger et des habits de rechange. Après 18 heures de mer, en comptant une longue attente pour débarquer de nuit, la police espagnole les repérait : deux jours en prison en Espagne, puis retour à Nador où, à sa grande surprise, il fut quitte pour un simple serment.
Il m’avoue ensuite avoir déjà tenté sa chance, il y a dix ans, mais "à l’ancienne", en forçant simplement le passage sur un ferry de Nador. Il en garde le souvenir d’une sévère correction... Plan de rechange, il avait voulu marier "en blanc" une cousine qui habite Perpignan, et ainsi obtenir les précieux papiers. Cette dernière avait accepté, mais sa tante s'y opposait…
Berkane est en vue. Il m’avoue finalement aimer secrètement une fille qui étudiait en même temps que lui à Oujda (on peut parler fort, sa mère ne parle pas français). Il lui a dit et lui répète qu’il ne faut pas l’attendre. "Mais sûr que lorsque j' aurai ma situation en France, si ce n’est pas trop tard, je la marierai et la ferai venir avec moi !"
Fin février – cette fois, c’est son père qui lui a envoyé les 5'000 dirhams - il retentera sa chance sur un zodiac…
"Yakoulna el out ouala doud". Etre bouffé par les poissons, plutôt que par les vers de terre. Ainsi réfléchit mon "brûleur de frontières". Chemise rayée assortie à des pantalons à plis, propre sur lui, joues bouffies, éduqué... il n’a pas le gueule de l’emploi. Il est comme vous et moi. Plein de malice et d’entrain, il m’a juste raconté son choix. Un choix intelligible. Son "évasion" est une sorte de plan de carrière, un investissement certes "à risque", mais qu’importe pour lui de mourir en tentant sa chance, au Maroc, il ne vit plus.
Dans un mois, il fera peut-être partie de ces anonymes dont parlent de petits encadrés, en marge des quotidiens, mentionnant le nombre et la provenance de clandestins attrapés par la police espagnole…
Peut-être le problème majeure du débat européen sur l’immigration est de ne pouvoir avoir à côté de soi un de ces fameux "brûleurs de frontières" pour lui demander simplement : "Pourquoi es-tu parti ?"
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PS : Une étude conduite par la Banque africaine de développement, publiée le 28 janvier dernier, chiffre, en 2005, à 1,5 milliard d'euros les fonds envoyés de France au Maroc. La totalité de ces transferts pèsent 9% du PIB du pays et 750 % de l'aide publique au développement dont il bénéficie.