"Vous êtes chrétien ?" Un jeune Libanais catholique, un brin efféminé, m'accoste. Il me conseille "a-bso-lu-ment" de faire la connaissance de Père Joseph…
OUJDA A quelques kilomètres de l’Algérie - par la route clandestine, puisque la frontière est fermée - Oujda est un carrefour entre l'Afrique noire, le Maghreb et l’Europe, que l'on rejoint via le port de Nador, sur la côte marocaine. Cela explique pourquoi les candidats à l'émigration clandestine entrés en Algérie s'installent momentanément dans des abris de fortune jouxtant le campus universitaire d'Oujda, ou dans la forêt de Beni Issnasen, avant de poursuivre leur route. Cela explique peut-être aussi pourquoi, en plein Boulevard Mohammed V, une église et une mosquée travaillent côte à côte.
Alors que la mosquée (minaret en photo) n'a qu'une dizaine d'années, l’Eglise Saint-Louis fêtera son centenaire ce 25 mai. La célébration réunira une chorale parisienne invitée par un Juif d'Oujda, un ensemble marocain de musique classique et un choeur d'étudiants subsahariens vivant à Oujda. Un melting-pot qui ne déplaît pas au Père Joseph, maître des lieux depuis 32 ans : "Les Oujdiens sont fiers de la proximité des deux lieux de culte. Encore ce matin, deux lycéennes, envoyées chez moi par leur professeur, m'ont questionné pour faire un exposé sur le christianisme..."
Echarpe de laine, vieille veste matelassée et pantalons en velours côtelé, Père Joseph ne porte pas sa fonction sur lui. Un peu sur ses gardes au départ, il me laisse poser les questions (il m'expliquera que beaucoup de journalistes français l'ont sollicité, puis détourné ses propos), mais après un temps - la parole intarissable et les voies redevenues pénétrables - il m'emmène dans son univers, son passé, ses anecdotes.
Il faut, dans son église, soulever l'épais tapis sur lequel repose des troncs centenaires d’oliviers, de citronniers et de poivriers - "Œuvres du Créateur" - pour découvrir une épitaphe : "Ici repose Bonaventure Cordonnier, franciscain fondateur et 14 ans curé de cette paroisse". Sur le chemin de croix, un Christ moderne peint par un ami. Au fond, un vitrail fabriqué par une amie. En dessous, quelques pictogrammes contemporains esquissés par un artiste musulman. Dans un coin de l'église, une photo d'une certaine Mlle Libouban, fondatrice de la première école d’infirmière du Maroc, et une tente berbère (photo).
"Le téléphone arabe fonctionne, mais il faut du temps." A 78 ans, Père Joseph s'est fait sa place à Oujda. En 1953, c'est pour accomplir son service militaire qu'il se rendit pour la première fois au Maroc, à Rabat. Trois ans plus tard, on l'envoya en Algérie : "malheureusement à l’époque, la possibilité de dialogue et de communication n’existait que très peu avec la nation arabe et en particulier avec ce peuple algérien…" (qu'en est-il aujourd'hui ?)... Il y avait rencontré les moines assassinés à Tibérine en 1996. Et puisque l'histoire bégaie, il a appris la veille qu'un autre ami, le prêtre Pierre, vient d'être condamné à un mois d’emprisonnement pour avoir prêché dans un oued algérien, près de la frontière marocaine… En 1964, il s'engage pour dix ans à Casablanca, puis rejoint Oujda : "au début, l’église était pleine. D'abord des Français, puis des coopérants d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, plus qu’une trentaine de Catholiques, principalement des étudiants subsahariens, viennent à la messe du samedi soir". Mais quand on aime…
Car avant d'être curé, Père Joseph fait oeuvre d'humaniste. Sous son nom d'auteur, Joseph Lépine, il a signé une douzaine de romans, contes, témoignages, essais et pièces de théâtre. Ainsi quitte-je son presbytère… deux livres sous le bras.
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Contre le soir, j’ai rendez-vous avec Michael, un jeune Nigérien rencontré dans la rue. Il mendiait. Il parlait anglais. Il m'a dit qu'il a fui son pays il y a six mois, qu'il se préparait à tenter sa chance depuis Nador. Mais qu'il était "un peu pressé". Oui, ce soir, 18h, au Café El Jadida, sans faute.
C’était à prévoir, un lapin. Lapin contre bouquin, je sors Une marche en liberté de Joseph Lépine. Effluves de haschisch, jeux de carte et vieux film à la télévision, le décor de l'El Jadida se prête à la lecture. Je découvre le témoignage d'un émigré camerounais recueilli - dans tous les sens du terme - par le Père Joseph. Jean-Paul Dzokou-Newo avait quitté son pays pour gagner le Maroc, via le Nigeria, le Niger et l’Algérie. Comme Michael.
Passage de la frontière entre l'Algérie et le Maroc (extrait) : "La police fait son boulot, d’autres arnaqueurs aussi, munis de couteaux, des agresseurs sans scrupule capables de tous les coups. S’il y a résistance, ils vous jettent une lame tranchante au ventre. Le dépouillement est souvent total : une montre, un portable, un vêtement, que sais-je encore. Comme toujours, l’argent se monnaie…"
Arrivée aux portes de l'enclave espagnole de Melilla (extrait) : "C’est un durcissement notable de répression qui s’abat sur toute la communauté de l’Afrique subsaharienne en déroute. La sécurité marocaine : gendarmerie – police – l’armée elle-même pénètrent au camp de Gourougou et bastonnent, entraînant la population des environs jusqu’aux enfants eux-mêmes contre nous, alors qu’elle était jusque là bienveillante avec nous, prétextant le viol des femmes de notre part. Nous n’avions pas changé d’attitude. Ce furent des moments très douloureux. Nous n’avions pas la possibilité de nous nourrir. Enfermés sur nous-mêmes, nous n’étions plus les mêmes, sinon dans un état de bestialité, parqués, en quelque sorte, dans l’enceinte d’un périmètre imposé. Toute une population, dans la peur elle-même, armée se dressait contre nous, sans savoir pourquoi…"
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Père Joseph me poursuivra encore quelques kilomètres. Ouvrage plus intime, Terre de Labours s'est écrit à deux mains avec son frère Paul. S'y trouvent quelques mots d'un ami du Père Joseph, tirées d'une lettre qu’il lui avait adressée juste avant de mourir :
"J’aimerais revoir la ville d’Oujda, ses remparts, parcourir la médina, sentir à nouveau toutes ces odeurs particulières, m’attarder sur ces visages amis, prendre une dernière fois le temps de bavarder, d’aller un peu plus loin et de reparler encore… En un mot de prendre le temps d’être ensemble autour d’un verre de thé…"
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PS 1 : Le Maroc, "pays de transit", est en voie de devenir "pays d'accueil". En 2007, le Maroc accordait le statut de réfugié à 786 personnes venant principalement de Côte d'Ivoire, du Congo et d'Irak. Contre seulement 62 en 2005.
PS 2 : Terre de Labours, Ed. du petit Véhicule, Nantes, 2002. Une marche en liberté, Maisonneuve et Larose, Paris, 2006.