Les poches bien pleines et le cœur qui déborde, les amis de Tlemcen.
Veste de cuir froissé, cheveux gominés et favoris précis, Jamal est prêt, on peut y aller. DJ Vendetta (de passage au Sheraton de Oran le mois dernier) plein tube. "Pas besoin de mettre la ceinture, je connais tous les policiers." Je sais qu’il en rajoute, mais sûr que ce gars de 24 ans n’a pas froid aux yeux.
Il gare sa japonaise quasi neuve (impossible de mentir, le numéro de plaque indique l’année d’immatriculation) devant de larges vitrines qui portent ses initiales. A l’intérieur, sur deux étages, training Adidas, costume Armani, pantalons Lewis… Des contrefaçons chinoises et turques que Jamal importe par bateau. Un carton. Si bien qu’une dizaine de vendeuses font office d’antivol.
"Un patron ne travaille pas, tu comprends..." Acte de présence accompli, on peut "tenir les murs", bavarder sur le trottoir, du côté du soleil, appuyés contre sa japonaise, de tout et de rien, le regard fuyant, en quête de quelqu'un à saluer. Voilà Tewfik. Il n’est pas de bonne. On vient de lui refuser un visa espagnol pour son business de pièces détachées. On ne lui en a jamais refusé. "Il y a une nouvelle consul qui veut faire de l’ordre." La colère passe. Charmantes filles en vue.
Tous deux entretiennent une demi douzaine de relations. Top secrètes pour les parents. Toute la journée, ils se feront "biper" : des filles appellent, puis raccrochent aussitôt pour ne pas payer la conversation et signifier qu’elles sont disponibles pour "entrer en relation". A ces messieurs de rappeler. "En Algérie, pour avoir des femmes, il faut avoir une voiture." Puisqu’elles ne peuvent fréquenter les "cafeteria" (les cafés), sont mal vues en compagnie d’un homme et ne peuvent sortir après 20 heures, tout se joue derrière les vitres semi teintées (voilà pourquoi les agences de location s’appellent ici "Love Tour", etc). "On tourne en rond dans la ville, on discute, on cherche à conclure. Les voitures, comme les appartements, on se les prête entre amis, le temps d’une conquête." La coutume veut en outre que l’homme entretienne ses "relations" par de petits cadeaux : "on les Flexy 20'000" (comprenez : "on leur offre une recharge de téléphone mobile de 20'000 centimes de dinars, soit 200 dinars, deux euros").
Entre deux tentatives de séduction, on fait un saut à la mosquée. Du fond de la salle, le spectacle me touche. Ces hommes, épaule contre épaule, sur la même ligne, sans distinction sociale... Au sortir de la mosquée, chacun reprend sa place. Les jeunes qui ne sont pas patrons retournent travailler - ou chercher du travail - ou patienter avant de trouver du travail - s’ils veulent un jour "s'offrir" un mariage, car Tlemcen, bastion traditionnel, est réputée pour organiser les mariages les plus chers d’Algérie. Il faut compter 10'000 euros pour la soirée, la robe, les bijoux et le mobilier (oui, ce sont ceux qui rêvent d’Europe).
Tewik et Jamal me proposent de visiter le site de Mansourah. Je ne veux pas déranger... "Un patron ne travaille pas", bis. Nous voilà devant les magnifiques vestiges d’un camp construit en 1299 par un sultan mérinide. Un pan du minaret de la mosquée est resté intact, majestueux (photo). Impossible de dire que je ne saurai que faire d’un souvenir en forme de minaret de Mansourah. Insister ne change rien. Merci Tewfik (je l’offrirai à un mendiant qui, je l’espère, saura le revendre).
Le soir venu, rendez-vous au Club, une salle de sport réservée aux abonnés. A l’étage, un prof de fitness parisien stimule au micro un parterre de jeunes dégoulinants. Musique de film de guerre. Sur un écran géant, un DVD américain de fitness (le DVD est mixte, pas la salle). Tewfik et Jamal préfèrent le football. Trois contre trois. Ça crie beaucoup, mais ça joue plutôt bien, en tout cas mieux que ce que les piètres résultats de l’équipe nationale laissent supposer (personne ne joue avec un maillot algérien).
Puis séance de sauna. A la mode de Tlemcen. Pas véritablement de la relaxation. Eclats de rire, mimes magistraux pour revivre la partie de foot, disputes éphémères quant au nombre de kilomètres qu’il y a jusqu’à Tamanrasset... Un certain Moumousse se plaint d’une convocation pour "une vielle affaire". L’été dernier, il avait tué un ivrogne au volant de son bolide. En aparté, un émigré de Marseille m’explique pourquoi il est revenu au bled. "Ici, on peut être chef d’entreprise à 22 ans". Avec l’accent de la Cannebière.
Avant de partir, chacun passe sur la balance (se déplacer en voiture d’une rue à l’autre de la ville n’arrange pas les scores), certains déroulent leurs tapis pour la dernière prière, puis tous se retrouvent au restaurant La Marina. Orgie de paninis, de pizzas et de sodas. Joutes verbales, prise de bec parfois, humour toujours.
Merci Tewfik et Jamal :