TLEMCEN Des édifices mauresques comme nulle part ailleurs en Algérie et des gens on-ne-peut plus chaleureux, d'autant que, peu coutumiers de l’homo touristicus, ils ne vous lâchent pas d’une semelle... Touche PAUSE. Quitter les sentiers battus, battre campagne à travers oliviers, terre battue, cactus et végétation luxuriante - on l'appelle aussi "La Ville des Cerises" - le temps des labours, partout, même sur le front d’un vieux monsieur lumineux qui semble bien cacher quelque chose. Bingo! Derrière le portail de sa "fabrique", une montagne de vieilles bottes en plastique...
Voilà quinze ans que les va-nu-pieds de la région apportent à monsieur Benmammar les vieilles bottes qu’ils ont trouvées dans les décharges environnantes. Rémunérés 0,5 euro le kilogramme. Au pied de la montagne, une femme – analphabète est le prénom, sourire, le surnom - joue les Sisyphe. A l’aide d’une pince, elle récupère soigneusement les semelles qui seront ensuite broyées en petits morceaux, fondues, puis remoulées en semelles dernière tendance. Vendues 0,5 euro la paire. Le vieux monsieur sait y faire...
Vous avez raison. Cette rencontre est anecdotique. Toutefois, sa portée est plus globale qu'on le pense. Le pétrole coule en abondance en Algérie (14ème producteur mondial), mais les pauvres n’en voient… que la couleur. Ainsi, les granulés de plastique brut que l’on trouve sur le marché algérien viennent d’Espagne et coûtent 1,3 euros le kilogramme. Le vieux monsieur a donc raison de miser sur la récupération. "Et ce n’est pas rare de retrouver de nos semelles dans les vieilles bottes ramenés !"
Dans son bureau - mots croisés et Larousse des années 60 - le patron se souvient du "bon vieux temps". Une vingtaine d’ouvriers se relayaient pour faire tourner les machines 24 heures sur 24... Puis la production chinoise a débarqué sur la côte algérienne - un siècle et demi après les Français - il y a 5 ans (juste avant l’arrivée des Chinois eux-mêmes venus en masse construire le plus grand campus universitaire du pays, à Tlemcen). Leurs semelles coûtant moitié moins cher, monsieur Benmammar a pu fermer boutique. Mais, petit à petit, les fabricants de chaussure ont constaté la qualité médiocre du made in China, l’odeur industrielle, les talons qui se décollent...
La fabrique a repris dernièrement la production, sur commande, avec 8 ouvriers (payés 30 euros par mois pour travailler 8 heures par jour et 6 jours sur sept, qui vous parle de faire la grêve?). Pour "résister", le patron doit se la jouer futé. Il s’offre régulièrement des "voyages d’affaire" en Italie pour "anticiper les prochaines modes", comprenez, pour recopier les tout derniers modèles et construire des moules sur mesure.
Le commerce reprend et monsieur Benmammar a même du temps pour sa passion. Sur le toit de la fabrique, il élève trois chiens de chasse pour taquiner le perdrix le vendredi. Du temps, il en a aussi pour prendre ses jumelles (les jumelles sont strictement interdites en Algérie, paranoïa terroriste oblige) et surprendre, entre deux oliviers, les ébats clandestins de jeunes couples non mariés. Plié en deux de rire – on le comprend - monsieur Benmammar prend son pied.