Peut-être lirez-vous cela jusqu’au bout ? Oui, vous êtes là un peu par hasard, chez vous ou au travail, en Suisse francophone, chez moi, et avez, je sais, d’autres chats à fouetter, mais…
ALGERIE Réveillé ce matin dans une chambre aux parois desquelles grimaçaient encore les insectes écrasés la veille, réveillé comme chaque jour par un bruit d’homme-que-je-ne-connais-pas, un muezzin, un qui part bosser ou une qui nettoie. RFI, débarbouillage -non, pas d’eau ce matin- remplir un sac à dos, encore et toujours, café en société, journal parfois, rencontres souvent, nom, pays d’origine, profession, destination -comment je trouve l’Algérie ?- des mots que l’on croit perdu, on y pense plus.
Pour rejoindre la frontière tunisienne, je marchande un siège dans un taxi collectif, la Hyundai d’un retraité qui arrondit ses fins de mois. Un Algérien, trois Libyens et un Suisse s’en vont ainsi, bredouillant une conversation triangulaire grâce à un Algérien bilingue. Il est plus qu’un chauffeur. Il est un pont entre le Nord et le Sud. Il est la véritable Union pour la Méditerranée. Cela grâce à l’histoire d’hommes morts depuis longtemps, que l’on croit perdu, on y pense plus.
Après quelques kilomètres, Union pour la Méditerranée s’aperçoit qu’il a oublié son passeport. On fait demi-tour en se moquant de lui et en profite pour visiter la cité HLM El-Boumi. Il dit bien s'y plaire. C'est vrai que la vue est surprenante… Quatre hommes l'attendent dans une voiture. Plus un mot ne passe. Que des sourires. Je leur montre mon passeport. Il me montre leur dentition. Je crois comprendre qu’ils sont venus à Annaba pour s’en refaire une neuve, comme mon ami Mourad. Peut-être ont-ils aussi visité les cabarets de la corniche. Il ne doit pas y en avoir de pareils à Tripoli. Enfin, sait-on jamais.
On repart. Ils parlent de voitures. En arabe. Longuement. Je regarde défiler. Je ne suis pas un bon voyageur. J’aime trop rêvasser, regarder défiler, sans vouloir comprendre. En cela, je ne serai jamais non plus un bon journaliste. Je pourrai certes vous parler du trafic de beurre algérien fabriqué artisanalement et passé illégalement en Tunisie pour être labellisé made in Tunisia, puis acheminé en Italie, sous l’appellation bio, tant convoitée chez nous, alors que le prix du beurre explose dans les marchés d’Annaba et que ce produit devient un luxe. Je pourrais citer des noms, des sources et des dates... Ou dire ce que j’ai sur le cœur, sur le mode intimiste, exhibitionniste, impudique et égocentrique de ce média appelé blog dans lequel je suis tombé un peu par hasard et avec qui j'essaie de faire bon ménage, pour le meilleur et pour le pire.
FRONTIERE A la douane algérienne, humanité en standby, attente et formalité. On nous définit en tant qu’être humain. Nom, pays d’origine, profession, destination.
La douane tunisienne de Meloula offre plus de choses à se mettre sous les yeux. "Outside, it’s Tunisia. Inside, it’s pure Sheraton", "Tabarka, la Côte du Corail", "Bardo Museum"… J’avais préalablement planqué sous mon siège quelques dinars tunisiens changés au noir à un taux préférentiel. Bien m’en a pris. Lorsqu’un Libyen (je ne sais pas encore qu’il s’appelle Hama) sort une liasse de dinars, on l’emmène, avec ses deux compères, dans une salle et on referme la porte. "Il est interdit d’importer ou d’exporter des dinars tunisiens, interdit d’importer des produits de base subventionnés, lait, sucre, café, tomates en boîte…". Je ne passe la frontière qu'avec le chauffeur. On les attend de l’autre côté. Cinq minutes, quinze, trente, une heure. On a le temps de faire connaissance. Des mots que l’on croit perdu, on y pense plus. Ils reviennent, s’en sont tirés avec une amende de 350 dinars (200 euros). Peut-être le prix d’une dentition.
TUNISIE "Route touristique" à gauche, "zone touristique" à droite, panneau "ne pas dépasser", ligne blanche continue tout aussi impuissante qu'en Algérie. Je pense à vous et immobilise le véhicule pour prendre une photographie sans intérêt, mais c'est la seule chose que verront ceux qui préfèrent dérouler le blog vite-fait :
Pause dîner. Selon l’usage. Rapide et en silence. Les libyens mangent peu. Ils ont mal aux dents. Pour préserver les règles d’hospitalité, j’offre le repas au chauffeur et lui l’offre aux trois Libyens. Inutile de vouloir en faire plus, c’est comme ça. On regonfle les pneus. On repart.
A nouveau des discussions triangulaires. Mots que l’on croit perdu, on y pense plus (et de quel droit répandrais-je ici leur intimité sans leur avoir parlé de vous. Déontologie zéro, opportunisme littéraire, je m’en sors pas, envie de m’affranchir de ce projet, partir à la campagne, là où les mots poussent moins nombreux - gestes et lenteur - "indicible" dirait Jaccottet - "ouaffff " dirait mon grand-père). Un pont ferroviaire construit par les Français, des femmes recourbées et alignées s'occupent de terres fertiles, exploitées et peu peuplées, puis l’autoroute, ses larges panneaux bleus et ses péages pas encore en service, soudain, derrière une colline, comme un mirage, une plaine de petits éléments blanchâtres à perte de vue, Tunis. Las Vegas. Silence dans l’habitacle. Embouteillage, foule de petits détails, annonces clignotantes, vertige, trop-plein. Chacun de ces hommes ont une histoire de vie complexe qui pourrait se raconter ici. A nouveau l'impuissance ressentie dans les villes, dans toutes les villes. Combien de vécu sous chaque brique ?
TUNIS On surprend les premiers troupeaux craintifs, pull-over autour de la taille, pantalon de préférence beige avec poche de côté, chapeau, soulier de marche… Pourquoi doit-on se déguiser pour visiter les pays étrangers ?
Les indigènes femelles sont magnifiques. Non qu’elles soient plus belles que les Algériennes, mais elles ont davantage adoptés les "canons esthétiques" occidentaux. Minceur, démarche confiante, habits mettant en valeur les formes, ce jeu de dissimulé-exhibé qui fait frétiller le Nord… Terminus, tout le monde descend. Il est temps de se laisser nos coordonnées. Encore des mots que l’on croit perdu.
A Tunis, le week-end commence le samedi, contrairement à l’Algérie. Mauvais calcul donc. Les banques sont fermées. Heureusement, Tunis, c’est aussi le miracle de voir sortir des murs des liasses de dinars avec une simple carte jaune de la poste suisse (n'ai pas dit que j'ai cassé ma carte Visa en deux... non, ne suis définitivement pas fait pour ce siècle). Tunis, c’est, juste après, la salle obscure du Cinemafricart à la séance de 18h30. La Graine et le Mulet du réalisateur tunisien Abdellatif Kechiche. Une joie indicible...
Vous avez sûrement déjà vu ce film et vous vous dites qu’il n’y avait pas besoin de tout plaquer six mois pour le voir. Vous avez raison. C’est pourtant une joie violente que je digère maintenant en vous écrivant cela dans un petit troquet où trois tables jouent aux cartes. Personne n’a entendu parler d’Abdellatif Kechiche. En incorrigible mauvais voyageur, je tire sur un sheesha, bois un thé à l’orange et ne parle à personne sinon à un vendeur d’amandes pas francophone pour un sou avec qui je fais ce que je peux. Encore des mots perdus. Hémorragie.
LA GRAINE ET LE MULET Voir ce film en Tunisie est pour moi une preuve supplémentaire que la vie ne vaut la peine que si elle est distillée. Et bien distillée. Un film bien fait et bien vu portant sur un pays en dit plus que le pays brut, là, devant les yeux. Je me répète. Il n’y a pas besoin de voyager. Le tourisme est inadmissible. Il suffit d’entretenir là où on est des yeux scintillants au milieu d’un visage ouvert. Humour, Amour et Art, les seules trois choses qui nous distinguent des animaux. Agiter un bout de carton sur la braise, inspirer profondément et se situer entre l’Algérien qui oublie son passeport, les Libyens qui ont mal aux dents, les paysannes recourbées dans les champs, les belles citadines, les faiseurs d’album photo, Abdellatif Kechiche, les joueurs de cartes, vous et moi. Le troquet ferme et je me rends compte que j’ai bleui sept pages. Faisant ma petite adolescente, je vous souhaite simplement le plein d'art, d’humour et d'amour. Merci d’avoir pris le temps. A très bientôt. Ici même. En Tunisie...