Il y avait dans ma boîte électronique un message signé "Idir" : "Pour l'instant, j'ai l'impression que vous n'avez pas vraiment infiltré la société tunisienne comme cela était le cas en Algérie, peut-être parce que le pays est plus touristique, et donc vous avez été traité comme un touriste malgré tout ?"
Malgré quoi. Idir, mes excuses de n'avoir fait que passer dans votre pays. De m'en être servi comme d'une passerelle entre deux pays plus "sexy", l'Algérie et la Libye. Pourtant , il y aurait eu à dire. Je me demande comment nos petits-enfants liront nos albums de vacances. Y aura-t-il des procès collectifs pour bétonnage systématique des plages, pour décennies de tourisme sexuel, pour consommation illicite de "Tunisie sans les Tunisiens" ?
Beaucoup à dire aussi sur les élections présidentielles de 2009. Le mandat étant indéfiniment renouvelable depuis la réforme de 2002, Zine el-Abidine Ben Ali, bien assis sur son trône depuis 20 ans, peut sans peur parler de l'avenir de la Tunisie. Cela malgré les violations des droits de l'homme, malgré les filatures des journalistes étrangers, malgré la soumission de la presse nationale. Et malgré un chômage estimé à 16%. Vive Ben Ali, vive le "bon élève" du Maghreb et vive la Tunisie... Septante pourcents de ses échanges commerciaux s’effectuent avec l’Union Européenne et Tunis aurait été choisie par Nicolas Sarkozy pour abriter le secrétariat de l'Union pour la Méditerranée.
MEDENINE Laissons-là la politique et reprenons la route. Des secousses tunisiennes, je ne garderais que la dernière. Médénine, au sud-est de la Tunisie, en train d'attendre que le minibus pour Ben Guerdane se remplisse. Un jeune homme attend lui aussi, pour rentrer chez lui. La semaine, il est sergent, depuis 6 ans. Le week-end, il veut changer de travail, depuis 3 ans. Il en a 26 et s'appelle Rairi.
BEN GUERDANE A bord du minibus, Rairi m'invite chez lui. Merci. Son grand-frère Hakim nous réceptionne et nous emmène dans un restaurant original. Le jardin est cerclé de faucons, de chèvres et de lapins. Mais on est hors saison, il fait froid et on mange à l'intérieur. Rairi garde le silence. Respect pour le grand frère. Puisque je n'y connais rien en voiture, puisque la politique se borne à un anti-américanisme de surface et puisque la culture se résume à l'adulation des grosses productions cinématographiques américaines, on parle foot. Quand le petit frère va aux toilettes, le grand me parle de ses conquêtes amoureuses. Quand le petit frère revient, on reparle de son marriage, en juillet prochain. Je suis invité. Merci.
Arrivés dans la maison de leurs parents, je m'étonne de voir une tente berbère dans le jardin. On me dit que les familles arabes aiment y prendre le petit-déjeuner en été. Une de leurs six soeurs étudie l'anglais. Son accent de Cambridge me bombarde de questions enthousiastes… jusqu'à ce que sa mère la rappelle à l'ordre. Rairi ne trouve plus les photos de son mois de retraite militaire dans le Sahara, mais Hakim trouve les siennes. A Dubai, où il a travaillé deux ans (je n'ose dire qu'il n'a pas l'air heureux sur les photos).
On se confie davantage à un homme seul. Surtout s'il est étranger et repart le lendemain. Le secret de Rairi s'appelle Nada, le prénom d'une femme de 33 ans, mariée à "un Tunisien du nord, un homme qui ne l'aime pas", dit-il. Bonne nouvelle, Nada a décidé de divorcer. Mauvaise nouvelle, Nada s'en va vivre à Bordeaux dans deux semaines. Ils s'aiment et s'envoient des dizaines de sms chaque jour... Comme l'impression que les Maghrébins -ces grands romantiques- ont tous une histoire d'amour impossible. Rairi parle d'une tante qui habite Lyon, une tante qui a un hôtel à Djerba. Il ira lui parler demain... Non, lui qui chantait dans des concours quand il était petit, redeviendra artiste - "Cheb Rairi" - c'est vrai qu'il a une voix surprenante - son clip passera sur TV5, Nada le verra et… Inch'allah.
La soirée se termine dans le plus pur esprit de bourlingue orientale, dans la plus pure tradition tunisienne… devant une partie de Playstation (Rairi à gauche, Hakim à droite).
Ben Ali. Les droits de l'homme. La presse. "Du pain et des jeux", disait l'autre. Et pour le reste, la belle Nada.