À bord du minibus Tyr-Sidon, un Libanais me raconte comment "sa" Zurichoise a divorcé et repris "chez elle" leurs trois enfants. À bord du minibus Sidon-Beyrouth, une jeune avocate libanaise se fait du soucis pour son frère qui vit en Angola depuis cinq ans et vient de contracter la malaria, alors qu'une Libanaise aux yeux bleus (de mère suédoise... divorcée) dit porter le voile pour ne pas avoir à s'occuper de ses cheveux. À bord du minibus Beyrouth-Byblos, un caporal se réjouit d'être sergent pour posséder sa propre voiture, puis d'être capitaine... "pour payer l'essence" (3'000 lires le litres, environ 2 francs suisses...). À bord du minibus Byblos-Tripoli, rêverie sur six millénaires d'histoires:
BYBLOS Plus grand port de commerce de la Méditerranée orientale au IIIème millénaire avant JC, sous les Phéniciens, Byblos, révélée par les voyageurs au XIIème siècle, puis étudiée par les scientifiques depuis l'expédition militaire de Napoléon III, sera peut-être bientôt à nouveau visitée par les touristes...
... se réveiller dans le sud du pays, prendre quatre minibus pour passer la soirée dans le nord, à 160 kilomètres de là. C'est cela, le Liban. Un tout petit pays habité par un peu plus de 4 millions de Libanais qui fréquentent excessivement les agences Western Union pour partager les bénéfices d'une douzaine de millions de compatriotes exilés. Le Liban, c'est aussi deux centaines de kilomètres criblés d'impacts de balles et d'obus, un décor dépressif qui resemblerait à un décor de cinéma si les “acteurs”, bien réels, n'étaient pas si joviaux, bon vivant, hospitaliers, chaleureux et souriants.
TRIPOLI Mon deuxième “Trablous” de l'année. Étonnant, la capitale libyenne et le Tripoli libanais possèdent une semblable Tour de l'Horloge (photo). Argument décisif en faveur de la Tripoli libanaise: le Café Fahim, sur la place Tell, au pied de l'Horloge, à l'ombre d'un abricotier et d'une treille de vigne...
La nuit tombe. Les chauffeurs de taxi poussent encore leur véhicule pour économiser l'essence. Les jeunes conduisent des scooters sans les mains ou boivent à la paille des cannettes de bière dissimulée dans des sacs en plastique. Un joueur de backgammon porte un collier de fleur. Une coupure d'électricité réveille soudain quelques étoiles. La photo du maire orne les façades d'un bâtiment en ruine. J'ouvre un bouquin acheté sur le trottoir, à l'angle de la place Tell, un Jean-Jacques Rousseau en "Classique Larousse" publié en 1938...
“Il faut que le coeur soit en paix et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. Il faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve: il en faut dans le concours des objets environnants. Il n'y faut ni un repos absolu, ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme et modéré, qui n'ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement, la vie n'est qu'une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort, il réveille; en nous rappelant aux objets environnants, il détruit le charme de la rêverie et nous arrache d'au dedans de nous, pour nous remettre à l'instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous rendre aux sentiments de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse; il offre une image de la mort: alors le secours d'une imagination riante est nécessaire et se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui en vient pas du dehors se fait alors au dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai; mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées, sans agiter le fond de l'âme, en font pour ainsi dire qu'en effleurer la surface. Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l'on peut être tranquille; et j'ai souvent pensé qu'à la Bastille, et même dans un cachot où nul objet n'eût frappé ma vue, j'aurais encore pu rêver agréablement.”
(in Rêveries d'un promeneur solitaire, 1778)