Chez Yannis, l'ouzo est servi large, sans eau et avec une cuillère de myzithra, fromage maison. Quatre acolytes y tapent le carton. Celui de gauche tapote du doigt sur la table. Il a un sacré bon jeu. Aplati sur sa chaise, celui qui tourne le dos est et restera tout à fait immobile. À droite, celui au visage sec est un mauvais perdant doublé d'un tricheur. Le dernier me lance souvent des clins d'oeil. Aux murs du café, une carte du monde et une affiche du Grand Bleu. Ce dernier avait été tourné ici, au milieu de la mer Égée, sur l'île la plus orientale des Cyclades, celle d'Amorgos.
AMORGOS Yannis est du genre bavard même s'il a les rides d'un grand silencieux. De larges mains, du sel dans les cheveux et de l'azur plein les yeux. Aucun doute, il vit sur l'île à l'année (ils sont moins de 2'000). Yannis est surtout du genre à offrir quelques bons morceaux de mouton à celui qui commande une indigne petite salade grecque. La tournée du patron! Du folklore dans le transistor. On y resterait toute une vie... s'il n'y avait plus urgent.
Car il s'agissait en réalité de retrouver ici les quatre moulins à vent visités il y a une dizaine d'années avec un ami. Les recherches commencent au Cap Xodotos, au nord-est de l'île, au petit matin. On l'atteint depuis le village de Lagada, un labyrinthe de murs épais et de marches polies par le temps sur lesquelles on a peint de larges fleurs blanches. Certains portiques sont encore plafonnés de bois. Tous les patios sont garnis de fleurs. Explosion de bougainvilliers. Pas un angle. Que des courbes douces. À la sortie du village, un peintre profite de l'aube pour rafraîchir une maison à grands coups de pinceau. Du blanc. Le second être humain se rencontre sur un sentier bordé d'un muret de pierre. Il voyage en âne. Me tournant magistralement le dos, il a vue sur le village de Tholaria (photo de droite), un amas de cubes blancs. Bientôt, deux églises isolées, puis le Mont Kroukellos (821 m), le point le plus haut de l'île... mais pas de moulins.
Traverser ainsi l'île, de long en large, passer devant l'île Nikouria (photo), devant le village de Chora (photo ci-dessous), invisible depuis la mer. Un spectacle aveuglant – de l'eau métallique que gravent des bourrasques de vent, ces fameux meltèmes sur lesquels jouent les mouettes de l'Égée – "le vent qui passe à travers la montagne me rendra fou" - des nuages grimpent sur les crêtes pour mieux sauter dans le vide - des hameaux ne comptent que deux maisons... mais nulle trace des moulins.
Encore et toujours des églises, des lieux saints comme des remparts contre les tueries et les pillages des pirates, des autels qui n'ont pas empêché l'invasion des Turcs en 1537 et des Russes en 1770, mais ont permis de célébrer le rattachement de l'île à la toute nouvelle Grèce en 1832. Aujourd'hui, le fléau est davantage démographique : on abandonne les terres et les villages. Comme remède, l'île a introduit la culture du touriste, une race non indigène qui se fait pourtant très bien au climat. On les trouve principalement dans les quartiers résidentiels des deux villes portuaires : Katapola (et sa plage nudiste) et Aighiali (la deuxième station essence de l'île).
Au sud-ouest de l'île, à Kato Meria, en plus des oliviers et de la vigne cultivés sur terrasses (les "chtia"), on trouve des champs de blé ponctués de maisons éparpillées au pied de l'Aspro Vouno ("Mont Blanc"), puis déjà le Cap Kalotaritisa... mais toujours pas les moulins en question. Qu'importe. Deux fois qu'importe :
"J'étais heureux d'être un homme, un homme et un Grec, et je pouvais ainsi, sans l'intervention déformante de la pensée abstraite, d'instinct, ressentir l'Égée comme mienne, l'héritage de mes ancêtres, et voguer parmi les îles, de bonheur en bonheur, sans sortir des frontières de mon âme..."
Nikos Kazantzakis, Lettre au Greco.