Le Time Magazine l’avait classé parmi les «Five Events You Won't Want to Miss in 2013». Et Miles Davis avait lâché, suite à une visite à Guča : « je ne savais pas qu’on pouvait jouer la trompette de cette façon »...
Vous avez quitté Belgrade, roulez depuis trois heures et entrez dans Guča, un charmant petit village de 2'000 âmes qui devrait ressembler à tous les bleds serbes mais qui, comme chaque année depuis 1961, s’est soudain métamorphosé en Mecque de la Fanfare, avec 300'000 fidèles quotidiens !
A la sortie du bus, un petit gars débrouillard vous propose une chambre dans sa maison. Alexander est étudiant en agriculture, il déteste les fanfares mais apprécie l’afflux de touristes étrangères.
Vous saluez le frère, aspirant gendarme, dix ans de karaté, qui vous demande votre pseudo facebook. Vous saluez le père qui fait vingt ans de plus que son âge mais dont le sourire n’a pas d’équivalant dans votre pays. Vous saluez la mère qui s’en va faire mousser un café turc (qui s’appelle «café bosniaque» à Sarajevo). Vous logerez dans la chambre de la sœur, mariée, exilée à Belgrade : il y a trois troncs en guise de chaises, de la dentelle, des photos de classe, de la dentelle, un lecteur VHS, de la dentelle et des verres poussiéreux derrière une vitrine.
Direction la place du village pour une soupe de goulasch. Vous pensiez manger mais une première fanfare envahit la terrasse et vous dansez. On vous paie une bière alors vous offrez la suivante. La troisième arrive et vous n’avez plus faim.
Une autre fanfare a pris le relai. Toujours pas l’ombre d’une partition. Les musiciens jouent à l'oreille, à l’envie, à en perdre la raison, rarement à l’unisson. Un billet permet de commander une mélodie: jukebox serbe. Deux billets et vous avez les cuivres collés à vos tympans. Trois billets et vous voilà directeur d'orchestre, pour faire taire le trompettiste éméché qui joue faux.
Dans la rue, il fait plus de 40 degrés, moins que le rakia maison que l’on vous propose de goûter, mais trop pour danser. Direction la rivière, aussi confuse que le rakia, pas claire mais fraîche. Une fanfare joue depuis un pont et un quad marque le tempo avec la poignée des gaz. C’est l’endroit idéal pour refaire le monde avec la jeunesse anglophone de la capitale. Pourquoi tant de femmes portent ici le képi de l'armée serbe et tant de jeunes s’habillent d’un drapeau patriote ? Vous faites l’erreur de parler politique - peut-être Kosovo, pire, Bosnie - à de nouveaux amis qui ne sont pas à Guča pour cela. Vous trinquez à l’opportunisme de Bregovic et au nationalisme de Kusturica (la chanson «Ederlezi» fut l’hymne serbe durant la guerre de Bosnie).
Le soir venu, une épaisse fumée de grillades recouvre les ruelles de Guča. Une bonne centaine de fanfares se tirent la bourre. Les musiciens ont des billets collés à la sueur de leur front. Vous craquez pour l’un des nombreux cochons entiers qui tournent sur la braise, et oui, puisqu’ils insistent, une pleine gorgée de rakia maison.
A partir de là, vous ne parlez plus des films de Kusturica, vous êtes dans un film de Kusturica, avec tous ses clichés. Un figurant parmi d’autres. Vous êtes dans le stade de foot, au concert de l'ensorcelant Dejan Petrovic Big Band, sur les épaules d’un inconnu, un drapeau serbe à la main. Plus aucun état d’âme pour la danseuse tzigane de 12 ans qui se trémousse en minijupe à brillants devant des adultes concupiscents. Davantage pour le gosse qui souffle à pleins poumons dans une vuvuzela. Vous retrouvez partout de vieilles connaissances perdues de vue. Elles vous apprennent à danser le kolo, et soudain, vous parlez couramment le serbe.