Dévorer les pages, le petit dernier de l’auteur vaudoise Corinne Desarzens, est le plus beau des cartons d’invitation, un tout-ménage remue-méninges, une lettre d’amour adressée à sa bibliothèque, un roman d’aventure dont le lecteur est le héros.
• Avant tout, éviter le kiosque, « je ne considère pas comme de la lecture l’effrayante quantité de temps perdu avec les journaux », et pousser la porte d’une librairie. Contourner les têtes de gondole, le « mastodonte tricéphale » (la trilogie Millenium), les confessions des « starlettes aux lèvres à la Donald Duck » et des « auteurs qui écrivent exprès pour ceux qui ne lisent pas », ces livres conçus pour les touristes de la littérature qui ont « la gueule grande ouverte pour se rassasier en une seule fois et dormir le reste de l’année ». Se souvenir que « plus on finit de mauvais livres, moins on a le temps d’en lire de bons » !
• « Passé le fameux cap des soixante pages on se dit, eh bien, voilà ce que j’aurais raté si j’étais passé à côté »…, lire, « une fois le rythme accepté, les étapes s’allongent, vous souriez plus souvent et vous dormez très bien, après. Vous rajeunissez. Vous êtes plus leste »…, lire, satisfaire l’imaginaire, comme lors de l'indétrônable scène de la calèche dans le Madame Bovary de Flaubert, lire, s’enfermer dans une chambre d’hôtel et ne ressortir qu’une fois le livre terminé, comme le conseille Louis Calaferte, lire, faire abstraction du quotidien, à l’exemple de Ryszard Kapuściński qui se passionnait pour les Grecs et les Perses d’Hérodote alors qu’il était en train de couvrir la guerre au Congo, lire, tracer légèrement une croix au crayon en marge des passages qui secouent (la page 82 de Je suis un écrivain japonais de Dany Laferrière) puis les recopier à la main ou les partager avec une nouvelle connaissance.
• Goûter soudain la dernière phrase, celle qui laisse orphelin, « pire que le choc de la rue à la sortie du cinéma », refermer alors l’ouvrage, « en appuyant les paumes, fort, pour retenir les ondes », comme Corinne Desarzens le fait avec La Mort en Arabie de Thorkild Hansen, ne pas hésiter à le relire, de manière moins avide et plus lente, enfin, comme La légende de Seabiscuit de Laura Hillenbrand, le glisser entre deux autres, « deux favoris pour le réchauffer ».
Pour Corinne Desarzens, un bon livre bien lu laisse des traces : « j’ai la conviction que certains livres nous changent, au sens purement physique, voire physiologique, du terme. Si l’on regardait une coupe transversale de notre corps, on s’apercevrait que les molécules sont arrangées différemment ». Ce ne sont pourtant pas à coup sûr des soutiens, des remèdes, car le livre est à double tranchant, parfois trousse de survie, « ce qui remplace le chocolat offert un jour de deuil », parfois bombe, comme ce fut le cas pour Le Pain nu de Mohamed Choukri, « une pastille de malheur à prescrire pour mieux apprécier tout le reste. Pour immuniser sans attendre ».
Dévorer les pages n’a rien d’un essai. C’est un hommage rendu à la « littérature-monde » qui laisse tranquille le microcosme suisse romand (à peine une mention du brillant Quentin Mouron et une remarque cocasse, « la littérature suisse a de longues jambes », à l’adresse de Nathalie Chaix et Aude Seigne). C’est un état d’esprit, le récit très précis d’une passion vagabonde, emmené sur un ton joyeusement décalé, comme l’illustre la proposition de voir s’afficher, au dessus de la porte coulissante des wagons, le titre des livres lus par les passagers…
En refermant Dévorer les pages, on s’aperçoit qu’une centaine d’interviews de rubrique culturelle en disent mille fois moins sur l’auteur que ses lectures commentées. Corinne Desarzens se met à nu, se dévoile. On voyage avec elle en Ethiopie, à Awra Amba, ou au Maroc, à Fès. On y rencontre son compagnon de lecture, un certain Moreno, enseignant au Collège Emilie Gourd, à Genève. On est témoin d’un coup de foudre, le 9 novembre 2009.
En guise d’épilogue, Corinne Desarzens dresse une liste de « livres à glisser dans une enveloppe ». Elle ne ment pas. Elle m’avait envoyé les soixante pages explosives du Compagnon de voyage de Curzio Malaparte et le Mal de pierre de Milena Agus que j’avais dévoré sur les lieux du drame, en Sardaigne.
Corinne Desazens ira à Vlčnov, en Moravie du Nord, près de la Slovaquie, où se situe l’intrigue de La belle de Joza de Kveta Legatova. Et moi, je file acheter son « terrible cadeau », Compagnie K de William March : « chaque séquence vous laisse sans voix, le souffle coupé. Prévoir, au moins, un jour entier sans parler à personne. Pour retrouver sa propre peau ».
Corinne Desarzens, Dévorer les pages, éd. d’Autre Part, 2013.