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  • Les trois leçons d’une femelle Milan noir

    L’eau trouble de l’Arve rencontre l’eau claire du Rhône. Photogénique confluence. La longue-vue à trépieds est cette fois installée sur l’étroite passerelle piétonne d’un pont ferroviaire, enjambant le fleuve pour relier les falaises de Saint-Jean au bois de la Bâtie. Vue plongeante sur la cheminée de tuiles de l’ancienne fonderie Kugler, plus loin, la cathédrale, le jet d’eau, bref, la ville.

    Un paysage on-ne-peut-plus urbain, et c’est pourtant là que se trouve l’une des plus grandes concentrations de milans noirs d’Europe. Une quinzaine de nids sur quelques hectares !

    Pourquoi ? Le milan noir est un charognard, il apprécie les poissons morts qui dérivent à la surface de l'eau. Surtout, c’est ici le quai de chargement de la Jonction, 150 camions-poubelles par jour déchargent les ordures ménagères de la ville. La barge qui emmènera tout ça à l’usine d’incinération des Cheneviers est escortée par une quarantaine de milans noirs !

    L’un des nids est idéalement placé, à hauteur de la passerelle, à une centaine de mètres.  Une aubaine pour l’observation. Une femelle Son mâle survole le nid, sa queue en delta, elle le regarde tourner. Il se pose dix mètre au dessus du nid, il n’a rien dans le bec. Elle protège du soleil ses petits. Combien sont-ils ? Impossible encore de le savoir, ils ne dépassent pas du nid. Mais les ailes relevées de leur mère prouvent qu’il y a des petits. Toutes les demies-heures, elle se lève et change de position. Majestueuse, digne, rien à envier à sa cousine l’aigle. Ses plumes ont toutes les nuances de brun. On s’aperçoit que le milan noir est tout sauf noir.

    La quiétude de la scène ne présume pas d’une vie d’aventurière.

    Elle est arrivée en Suisse fin février, le même nid qu’elle a retapé la moindre, elle s’est accouplée, s’est reproduite. Ponte en avril, trente jours de gestation, naissance en mai.

    Les petits quitteront le nid après 45 jours, début juillet. Une semaine après, ils se mettront en route, passeront le Jura, descendront le Massif central, franchiront les Pyrénées, longeront la côte espagnole jusqu’à Gibraltar.

    En août, entre dix heures du matin et deux heures l’après-midi, pour profiter des colonnes d’air chaud et des thermiques, ils sont plusieurs milliers par jour à franchir le détroit et gagner lentement l’Afrique, le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal : 4000 kilomètres de route en trois semaines sans que personne ne leur ait montré le chemin !

    Ainsi, cette femelle milan noir, sur son arbre perchée, paisible malgré la ville, a certainement vu des cachalots, des dauphins, des hippopotames, peut-être des girafes…

    S’il fallait conclure cette chronique comme une fable de La Fontaine, je mettrais trois morales dans le bec de ma femelle.

    Que l’observation de la faune sauvage commence à deux pas de chez soi, même au centre-ville, même près des camions-poubelles et des barges à ordures.

    Que l’observation des animaux rapproche les hommes, surtout sur une passerelle étroite. En deux heures, des retraités qui veulent voir dans la longue-vue à trépieds est un obstacle, des cyclistes forcés de mettre un pied à terre, des essaims d’écoliers curieux, des retraités qui notent chaque printemps la date d’arrivée des milans noirs, des ados qui s’arrête un peu plus loin et photographie le fleuve avec son téléphone…

    Enfin, que les hommes feraient bien parfois de prendre exemples sur leurs lointains cousins. Ignorer les frontières. Obéir à l’instinct migratoire. Se rendre l’hiver dans les Club Med sénégalais. Pourquoi pas. Mais aussi : permettre le chemin inverse à ceux du Sud.

  • Il faut (ré)écouter Nicolaï Gedda !

    Ce lundi matin aurait pu tristement commencer, avec le statut Facebook d’un ami : « Le grand ténor Nicolaï Gedda a quitté ce monde. Il vivait près d'ici, à Tolochenaz ! »…

    En roulant sur le route de Lully, entre La Paisible, l’ancienne maison d’Audrey Hepburn, et le cimetière, vous ne distinguerez de sa propriété qu’un immense mur de thuyas.

    Cette propriété, je la connaissais un peu pour y avoir, durant mes années d’études, ramassé les feuilles mortes et désherbé les platebandes, bref, gagné quelques sous avec mon frère. Nous l’entendions alors faire ses vocalises dans la véranda. La puissance de sa voix nous forçait à relever la tête pour l’écouter. Nous ignorions qui il était vraiment...

    Nicolaï Gedda est né en Suède en 1925. Il a du sang russe, par son père, un Ustinov, un Cosaque qui avait fui la révolution d’Octobre. Il est ainsi de la même famille que l’acteur et écrivain anglais Peter Ustinov, qui vivait à Begnins (une très belle exposition lui est consacrée au Musée Alexis Forel à Morges en ce moment !).

    Après avoir parlé suédois et russe, il déménage à Leipzig, apprend l’allemand à l’école, le français au lycée, l'italien, par amour de l’opéra, et l’anglais, pour lancer sa carrière internationale.Car dès 1953, Gedda chante à la Scala de Milan, à l’Opéra de Paris, au Festival de Salzburg, au Covent Garden de Londres, au Metropolitan de New York. A l’aise dans le baroque comme dans le contemporain, il va se produire pendant un demi-siècle, et détenir le record du nombre d’enregistrements officiels. En 1994, on en recensait déjà 202 !

    Mais voilà, l’édition anglaise de Wikipedia le confirme : il serait décédé ce samedi 16 mai.


    Alors j’écris cela. Surtout, je découvre son génie, passe une heure de pur bonheur à l’entendre chanter - sur Youtube – « Je crois entendre encore », un air des Pêcheurs de perles de Bizet, « Kuda, kuda vy udalilis », de l’opéra Eugène Onéguine de Tchaïkovski, « Dies Bildnis ist bezaubernd schön », de La flûte enchantée de Mozart, et surtout « Che gelida manina », de La Bohème de Puccini…

    Le temps file, et soudain, coup de théâtre ! Le site Forumopera.com s’excuse auprès de ses internautes, ce n’était… qu’une rumeur. J’ai alors envie de renoncer définitivement au flux d’informations en continu !

    Je remercie finalement ce buzz mensonger de m’avoir permis d’écouter ce grand ténor, et souhaite à Monsieur Gedda - qui lira peut-être ceci dans son magnifique jardin de Tolochenaz - de pouvoir encore chanter jusqu’à ses 120 ans !

  • Les trésors enfouis des nuits genevoises

    En règle générale, j’aime la nuit. Même si celles de bout du lac ont perdu de leur superbe, j’aime la nuit, tout est plus imprévisible. Alors quand Pierre et Maxime m’ont proposé une soirée à Genève, je n’ai pas hésité.

    On a cependant très vite filé à l’ouest de la ville, l’ouest du canton, jusqu’à l’extrême ouest du pays : le Far West des bois de Chancy.

    Le chemin des Bouchets est obstrué par une barrière, mais Pierre a la clef du cadenas et une autorisation de la Direction générale de la nature et du paysage. Motif de la requête : état des lieux des populations macro-hétérocères.

    Peut-être, comme moi, vous demandez-vous ce qu’est un macro-hétérocère ? Un grand papillon de nuit. Ainsi, comme « le bon petit diable » de Brassens, on va à la chasse aux papillons (même si « chasse » est un mot maladroit, ces deux-là ne feraient pas de mal à une mouche).

    Nous voilà dans une pinède digne du sud de l’Europe, avec une forte odeur de résine et le chant des criquets. La nuit va tomber, il est temps de disposer verticalement deux mètres carrés de drap blanc, puis d’y diriger une puissante ampoule reliée à une mini génératrice. Il suffit d’attendre.

    Le premier papillon est un petit blanc, tout frais, avec quatre points noirs sur les ailes. Pierre s’empare du Guide des papillons nocturnes de France. Maxime, du Concise Guide to the Moths of Great Britain and Ireland. Les spécimens des livres sont des insectes épinglés qui ont perdu leurs couleurs vives ; l’identification est malgré tout assez facile. Maxime inscrit le nouveau venu dans un document qui résume leurs cinq dernières années d’observation. Sur les 823 papillons de nuit vus dans le canton, ils en ont repérés 342, et découverts 5 nouveaux.

    Le second arbore un abdomen noir et rouge vif. Le troisième, très poilu, est de la famille des Noctuidés. Le quatrième, les ailes en damier, est de celle des Géomètres. On entame le plat de résistance avec un Petit sphinx de la vigne, rose et vert olive, avec des ailes rigides, taillé comme le Concorde.

    Le suivant porte un élégant manteau de craie. Ils ont un doute. Du jamais vu. C’est… le 343ème papillon !

    images.jpgArrive un Drymonia ruficornis, avec des pattes de lynx ; un Bird dropping, qui a la forme et la couleur d’une… merde d’oiseau ; un Acronicta psi Le Psi, mon préféré, avec une tête d'Alien. Le suivant ne reste que dix secondes sur le drap, mais Maxime a la présence d’esprit de le photographier, c’est l’Acronicta alni et… le 344ème !

    Enfin, pour couronner le tout, un Phalera bucephala, qui ressemble à un bout de bois, avec un coup de canif sur l'arrière. Pierre s’assied bien en face et commence à le dessiner…

    Voilà donc les macro-hétérocéristes ! Je les imaginais introvertis, le teint blafard, disséquant, cataloguant, épinglant. Ils sont là, enjoués, passionnés, émerveillés par les trésors enfouis des nuits genevoises !