« Le client on dirait qu’il a l’impression qu’on est contre lui. C’est comme un combat, qui viendrait de la nuit des temps. Il se pose en adversaire. En chasseur. Il se prépare à attraper sa proie dans le Grand Magasin. Pour capturer le cabillaud, il doit passer devant son terrible gardien : le poissonnier. »
Ce cerbère incompris, c’est le narrateur de L’œil de l’espadon, premier roman fraîchement paru d’Arthur Brügger, un Lausannois de 24 ans qui traduit les états d’âme d’un apprenti maladroit jeté dans les coulisses d’un grand magasin.
Pour financer ses études, l’auteur avait lui aussi dû revêtir le tablier du poissonnier. Il connaît ainsi tous les poissons par leur nom, leur mode de cuisson. Il maîtrise l’écaillage, l’éviscération :
« Prendre le ciseau et l’enfoncer dans le trou du cul avec le bout pointu et puis remonter jusqu’au cou, et puis ensuite ouvrir et fourrer la main dedans pour tout sortir les entrailles […] Et puis nettoyer l’intérieur à grand coup de jet d’eau pour que le client croie qu’en fait un poisson mort à l’intérieur, c’est tout joli ».
Il a tutoyé la machine à timbrer, la machine à café, la machine à glace, la machine à mettre sous vide et celle à mettre sous cellophane : « La machine inspire, elle fait un gros bruit, et quand elle a fini elle pousse un gros soupir et ta-da ! c’est emballé ». Il a subi les nouvelles directives, l’horaire jusqu’à 20 heures, les stratégies de communication : sourire, dire bonjour, souhaiter une bonne journée, avoir toujours l’air occupé, etc.
Il rapporte dans L’œil de l’espadon une multitude d’anecdotes cocasses, comme cette vieille dame qui venait toujours à l’ouverture lui acheter 40 grammes de filet de perche coupé fins pour son chat. Il parle de solitude:
« C’est vrai aussi qu’après le dix-huitième client qui ne dit pas au revoir bonne journée quand on lui donne son sac sous vide avec le poisson dedans. Le dix-neuvième qui me sourit et puis m’adresse juste la parole pour me dire une banalité, je pourrais lui sauter au cou de joie ».
Sans paraître y toucher, l’hyperréalisme d’Arthur Brügger force le lecteur à reconsidérer son mode de consommation, car derrière les frasques du narrateur se dessine un thème central: le gaspillage alimentaire.
L’auteur n’a pas oublié ces bacs de poissons encore consommables qu’il a fallu jeter dans des containers de déchets « bio » remplis de carcasses d’animaux en putréfaction dans des légumes pourris. Son narrateur est lui aussi impuissant devant l’article 7 du règlement du supermarché, intitulé « vol de déchets » :
« Je dois jeter toutes les crevettes et les rougets. Juste parce que ça tient pas jusqu’à lundi et que dimanche c’est fermé. Et savoir que ce soir je vais manger des pâtes sauce tomate… »
On le savait mais Arthur Brügger nous le rappelle subtilement : plus de la moitié de ce qui est produit finit à la poubelle sans être consommé.