GoogleMaps vous propose sept minuscules confettis mal découpés, sur un fond bleu azur. Il faut dézoomer trois fois pour voir apparaître d'autres terres, plus proches, des îles écossaises, à trois heures de haute mer, si la météo est bonne.
Ils s’appelaient MacDonald, Ferguson, MacCrimmen, Gillies ou MacQueen. Ils n'avaient jamais rien vu d'autre que l'archipel de Saint-Kilda. Ils chassaient le fulmar au lasso, elles filaient la laine de leurs moutons. Des hivers de huit mois, de la brume, des orages, pas un seul arbre, de la tourbe, des rochers tranchants...
... et pourtant, un bout du monde qui laisse songeur: autarcique, égalitaire, sans chef ni loi, sans argent ni impôts, sans armes.
En 1930, les 36 derniers Saint-Kildiens se résignent à rompre le lien du sol, à trahir les aïeux. Ils demandent leur évacuation au Secrétaire d'Etat pour l'Ecosse, parce que l'hiver est trop rude, parce qu'il n'y a plus à manger, parce qu'il n'y a plus de jeunes, parce que… «ce n’est plus possible».
Aujourd’hui, ces îles sont un sanctuaire labélisé UNESCO, foulé par des militaires, des ornithologues et quelques touristes réalisant ce «voyage d’une vie», comme l’auteur fribourgeois Eric Bulliard qui signe avec L’adieu à Saint-Kilda un excellent premier roman.
Roman ? Parlons plutôt de quinze chapitres mêlant récits historiques, envolées romanesques et carnet de route, puisque l’écrivain porte tour à tour ses deux casquettes, de journaliste et surtout d’auteur. «Même si la base historique de ce livre est réelle et fondée sur cette documentation [deux pages de bibliographie], les dialogues, certains faits et personnages relèvent de la fiction», avoue-t-il dans l'épilogue.
Son décor est solide. Eric Bulliard aime de toute évidence les sources de première main, les traces écrites, ces documents porteurs d’âme. Il puise son inspiration dans un cliché noir-blanc de 1880, un article du London News, du Glasgow Herald, le journal intime d’un enseignant nommé George Murray ou l’inscription gravée sur une tombe de l’île.
Ses personnages aussi sont consistants. Empathique à l'extrême, l’auteur questionne leur quotidien, élémentaire, répétitif, pieux, digne, taiseux. Que se sont-ils racontés, entre eux, pendant tant d’années ? Pouvaient-ils imaginer qu’une autre vie était possible ? Etaient-ils heureux ?
Enfin, le récit de son expérience sur l’île (un voyage qui a l’audace de ne durer qu’un seul jour !!!) nous épargne l’habituelle prose arrogante de l’écrivain-voyageur. Pétri d'autodérision, Eric Bulliard laisse une place au sac à vomi, à la pluie continue, à la brume qui couvre ces paysages de carte postale, aux pantalons Northface trop grands et aux sangles d'un sac mal ajustées. Il trouve ainsi son rythme, un souffle, une alternance entre anecdotes hyper réalistes et commentaires moqueurs.
Les pages les plus percutantes racontent les journées qui précèdent l’évacuation : la difficile prise de décision (magnifique premier chapitre!), le silence pesant du dernier repas, les enfants qui jouent à la lumière du dernier coucher de soleil, la dernière marche vers le débarcadère, les baluchons, les moutons et ces 36 Saint-Kildiens qui s'en vont pour de bon, le 29 août 1930 à 8 heures du matin : «la fin d’une civilisation, la fin d’un monde, la fin d’une utopie».
« Dans chacune [des maisons], ils ont laissé une Bible, ouverte aux pages de l’Exode, et une poignée d’avoine. Ils ont ranimé les foyers de tourbe. Ils brûleront quelques heures. Après, pour la première fois depuis des milliers d’années, le feu s’éteindra sur Saint-Kilda. »
Journaliste à La Gruyère, Eric Bulliard rejoint, avec L’adieu à Saint-Kilda, la famille des écrivains critiques littéraires (Julien Bürri, Anne Pitteloud, Anne-Sylvie Sprenger) ; il se fond surtout - en compagnie d’Aude Seigne, Alexandre Friederich, Bruno Pellegrino ou Philippe Rahmy - dans la rafraichissante et nouvelle vague des écrivains-voyageurs suisses !
Eric Bulliard, L’adieu à Saint-Kilda,
L’Hèbe, 2017, 239 pages.