“On n'écrit pas sans l'autre.”
Ingrid Thobois,
Le roi d'Afghanistan ne nous a pas mariés.
Jeudi huit mai, sur le coup des dix heures, traînant la semelle dans la Cité des Ordures, un quartier copte qui réccupère les détritus du Caire pour en faire quelque chose. Quelques sous. Ma poche vibre. Un indicatif français. C'est Pierre Starobinski à l'appareil. Oui, bonjour. Il était l'un des jurys du Prix Nicolas Bouvier 2008 au Festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Oui. Votre livre Estive a remporté le Prix.
Entre deux immeubles en brique aux toits remplis d'ordures, des petits gavroches découpent des boîtes en aluminium avec des ciseaux trop grands pour eux. Un peu plus loin, un homme m'invite à m'asseoir sur son bidon.
M'aidera-t-il à voir un peu plus clair ? Le Festival des Etonnants Voyageurs de Saint-Malo est le rendez-vous des écrivains voyageurs depuis dix-neuf ans. Estive est un anti-récit de voyage. La vallée de l'Hongrin dans laquelle l'histoire se déroule est à une heure de route de "chez moi", d'un théâtre contemporain ou d'un bon pote...
Ma poche vibre à nouveau. C'est la logistique du festival. On vous a réservé un billet d'avion pour Paris demain à 7h40.
Le comble. Nicolas Bouvier, celui qui m'a appris à voyager à vitesse humaine, celui qui a su raconter avec sincérité la nécessité de l'amaigrissement et de la disparition progressive... Partir sans avoir le temps de ne rien préparer, faire du stop en Espagne, contourner la frontière algérienne par la mer, traverser les routes désolées de la Libye, perdre toutes mes illusions au Caire... et me retrouver vendredi midi dans la ligne B du RER, une larme à l'oeil en écoutant trois gitans faire de la musique.
L'escale parisienne durera une heure. Direction l'île Saint-Louis, pour rejoindre la Librairie Ulysse, le royaume de Catherine Domain, la témoin de mariage de Nicolas et d'Eliane Bouvier. Il y a quatre ans, je lui avais envoyé un exemplaire de mon premier bouquin, Billet aller simple, tout frais publié, à compte d'auteur. Elle en avait parlé à son ancien compagnon, Roland Tolmatchoff, le plus attendrissant de tous les bourrus ukrainiens, l'autre témoin de mariage de Nicolas, le patron de la Librairie des Auteurs Suisses à Genève... mais personne dans la Librairie Ulysse.
Sur le quai 8 de la Gare Montparnasse patiente un train spécial réservé pour les invités du Festival de Saint-Malo. Des voyageurs et des journalistes. Je ne reconnais aucune tête. Le train est comble, mais un homme m'indique de la tête que la place à côté de lui est libre. Merci. Je vais fumer une Cleopatra sur les quais, histoire de garder un contact avec le pays, avec le voyage.
L'homme est réalisateur. Ismaël Ferroukhi est le premier à avoir pu filmer à la Mecque. Son Grand Voyage a remporté le Prix du meilleur premier film à la Mostra de Venise en 2004. Des mots, des anecdotes, des éclats de rire et déjà de l'amitié. Pas une seconde pour voir ce qui se trame derrière la vitre du train.
En gare de Saint-Malo, je surprends Eliane Bouvier, rayonnante. Et puis Gaël Métroz, ce bon pote valaisan invité pour la projection de son film Nomad's Land, un sacré truc. Eliane en a sa claque des salons littéraires qui se braquent sur son ancien amour. Gaël revient d'Helsinki où il était invité pour parler... de Nicolas Bouvier. On se donne rendez-vous le soir même pour la soirée cocktail.
La mer, le sable et la sieste ont eu raison de moi. Je manque les festivités, sans trop le regretter. Aux alentours de vingt-trois heures, je ne trouve sur les marches du Palais du Grand Large qu'Eliane, Gaël et les deux grands yeux clairs d'Ingrid Thobois. Du rhum, des anecdotes de voyages et d'écriture, du rhum, une belle nuit que je termine dans la cuisine de mon hôtel pour quémander à manger à un réceptionniste amoureux du Caire qui en parle avec des yeux lumineux. Et longuement.
Samedi, réveil difficile. Au petit-déjeuner de l'hôtel, chaque auteur mange à sa table. Il y a l'algérien Sansal Boualem, mais pas bien sûr de le reconnaître. A la table voisine, Tahar Ben Jelloun. Son livre Partir m'avait accompagné sur le ferry qui traversait le détroit de Gibraltar. Trop dans le cirage pour le déranger. Plus loin, Gilles Lapouge, éternel flâneur, bien que le visage un peu fatigué. Enfin, Alain Mabanckou, chef de file de la jeune génération des auteurs africains. Mais pas un mot.
Puis je rejoins Ismaël, le réalisateur rencontré la veille dans le train, pour la projection de son film, une merveille, à pleurer. L'histoire d'un lycéen qui accompagne son père en Peugeot pour un pélerinage à la Mecque. Je l'attrape à la sortie du film pour qu'il me raconte les anecdotes du tournage. On s'enfile dans un PMU, longuement, puis autour d'un filet de Turbot, dans un restaurant classieux, car on ne vit qu'une fois, car le courant passe et car une belle rencontre se fête.
C'est donc tout ennivré de la beauté du monde que je rejoins le salon. Un gros gros bec à Marlyse Pietri, depuis trente ans à la tête et au coeur des éditions Zoé. MERCI MARLYSE. Au final, je ne resterai pas longtemps derrière le stand. Je n'ai signé qu'un seul exemplaire d'Estive et à quelqu'un avec qui j'avais davantages envie de profiter des terrasses de Saint-Malo. L'auteur suisse Eugène. Que je rencontre pour la première fois. Un faux sérieux bourré de simplicité, d'érudition, d'humour et de dérision.
Dimanche, c'est le grand jour – blablabla - le prix est annoncé et Estive s'habille d'un bandeau rouge “Prix Bouvier 2008”. Comme une brebis malade que l'on marque avant de l'emmener chez le boucher... Moi qui pensait avoir échangé l'étiquette “voyageur” contre celle de “berger”... Félicitations d'un jury composé de toute la bande à Michel Le Bris, toute la bande à Bouvier. Un verre de champagne pour faire descendre avant la cérémonie.
J'aurais voulu que Robert (Claude, dans la vraie vie), celui qui m'a prêté ses bêtes et son alpage, soit là à Saint-Malo pour voir ça. On aurait peut-être reconduit nos exploits de la Fête de la Désalpe de l'Etivaz. Peut-être pas.
Lundi, comme par miracle, des dédicaces non-stop, du matin au soir, et de belles rencontres à la chaîne.
Au moment de rentrer "chez moi", devant l'enregistrement du vol AF 507 pour le Caire, j'ai une pensée soudaine pour Manon, cette jeune femme allemande que Nicolas Bouvier quittait en 1953 pour “user” le monde. Puis me revient à l'esprit l'image d'Eliane, cette dame à la vie pleine, aux rides bien placées, à l'humour ravageur et aux oeillades généreuses. Eliane à qui je n'ai pu offrir qu'un paquet de cigarettes Cleopatra.