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  • L'Art au féminin

    Prenant pour cible un parterre de toques masculines, des lèvres criardes laissent échapper la fumée d’une cigarette que l’on ne verra jamais sortir des lèvres d’une Algérienne, dans les rues  contemporaines... Une installation multimédia de l’artiste Jordanienne Hilary Hilda.

    Musée National d’Art moderne et contemporain d’Alger (MAMA) L’exposition "L’art au féminin" présente les créations d’une vingtaine de femmes de huit pays dits "arabes" (Algérie, Egypte, EAU, Jordanie, Liban, Maroc, Palestine, Tunisie). Du concret, du revendicatif, de la chair, de la rage et peu de mensonges derrière les formes. Ainsi le cours-métrage Peace activists and Israël Tank de la Palestinienne Larissa Sansour, le photomontage Rainbow Love (deux ombres de femmes s’embrassent) de l’Algérienne Zoulikha Bouabdellah ou l'installation Invisible de Karima Mohammed El Shomaty, des Emirats :

    Les deux niveaux du MAMA ouverts à ce jour contrastent avec la cohue de la rue Larbi ben M'Hidi, mais attirent beaucoup de curieux mi-étonnés, mi-amusés. Initié par le projet "Alger, Capitale de la Culture Arabe 2007", le musée a emménagé dans une ancienne structure commerçante, les luxueuses Galeries Algériennes, un somptueux édifice de style néo-mauresque :

    A l’étage inférieur, on vient de vernir l’exposition "Maghreb, nouveau design". Côté vestimentaire, la robe Raphia teinté au henné sur soie du designer marocain Nourredine Amir. Côté mobilier, une table communautaire et ses six tabourets en mousse polyéthane expansé du designer algérien Abderrahim Dorbani. Côté culinaire, les sept tajines multicolores de l’Algérienne Samia Merzouk…

    On y découvre une création lavée des canons de l’orientalisme (le monde arabe comme objet artistique et décor d'inspiration). Le MAMA rappelle que le groupe "Art et Liberté", se réclamant du surréalisme, se créait au Caire… en 1938 ! 

    Le lieu amène surtout un peu d'air à un quartier commercial jadis carrefour culturel. Les anciens se souviennent de son animation nocturne, de sa cinémathèque et des débats qui finissaient à trois heures du matin... Aujourd'hui, quasi couvre-feu à 22 heures ! 

    Le MAMA ouvre-t-il une brèche ? En face de lui, la Cinémathèque algérienne devrait être "rafraîchie" et il est question de relancer le Petit Théâtre de la rue Harrichet, derrière le musée, fermé depuis au moins vingt ans...

  • Que nous reste-t-il de Poste restante ?

    Des bouteilles à la mer, des étapes, mieux, des oasis où se désaltérer, changer de cheval et repartir...  Empli d'un romantisme périmé, je m’enfile dans l’impasse qui jouxte la Poste centrale d’Alger, emprunte des escaliers que l’on croirait "de service", passe en revue des lignées d’armoires à petits tiroirs numérotés et apostrophe, de l’autre côté d’un guichet poussiéreux, un barbu et une voilée qui lisent chacun un feuillet d’un même quotidien. 
    Poser le journal. Lever les yeux. La verticale prend du temps. Comprendre mon nom. Le barbu met en mouvement le tourniquet (photo), lentement, à la lettre "H", puis à la lettre "B", puis à la lettre "O", puis à toutes les lettres. Le tourniquet est presque vide. Mes espérances, pas beaucoup plus. Dans le cahier manuscrit intitulé "Poste restante recommandés" - un mois correspond à un petit paragraphe - rien non plus. Plus qu'à inscrire "Poste restante, Le Caire, Egypte" sur un bout de papier, payer un affranchissement et leur demander de faire suivre. Si jamais. Pas affranchi pour un sou, m’en vais. Comprenant ma déception, la voilée partage son croissant en deux et m’en propose la moitié.

    Merci toi pour ces lignes... Un courrier clandestin erre entre deux continents. C’est comme ça. Au siècle XXI, on voyage instantané. La preuve là tout de suite.  A Oran, j’ai lu dans le Journal de Morges que la ville manquait de mamans de jour. Dans le bus pour Alger, un jeune m'a montré sur l'écran de son téléphone une photo de dauphins que lui a envoyé un ami harraga en train de "brûler" la frontière. Arrivé dans la capitale, un Algérien de Pontarlier me propose ses services pour me guider dans Constantine !!!


    D’architecture néo-hispano-mauresque, l’édifice postal valait à lui seul le détour, non ? A l’intérieur, "avis aux clients : rechargement automatique des lignes Mobilis via le compte courant postal CCP". N’y comprends rien. Ce doit être la langue de notre siècle. "Western Union, the fastest way to…"  Vingt-six guichets - je les ai comptés - se regardent sous un dôme serti de lustres. Une seule ampoule fonctionne par lustre et les plantes vertes sont en plastique, mais il y a du marbre sur les guichets en bois massif. Au final, pour ne pas rentrer bredouille – cette satanée éducation matérialiste - un touriste fait bien rire l’assemblée en photographiant la plus belle boîte aux lettres qu'il n'ait jamais vue :

  • Cette goutte d’eau qui évite de crever en mer...

    Sa peste se propageait à Oran. Furtif locataire du 65, rue Larbi-ben-M’hidi, Albert Camus n’a jamais pardonné à la ville de tourner le dos à la mer.

    ORAN C’est chose faite. La wilaya s’est offerte une promenade en front de mer et les jeunes ne pensent plus qu’à çà. Ils sont hantés. L’Azur! L’Azur! L’Azur! Saïd, lui aussi, a bien failli succomber aux chants des sirènes et embarquer pour l’Europe... mais j’anticipe.

    Point de départ, le quartier de Sidi el-Houari, le Vieux Oran adossé au djebel Murdjadjo, plus précisément dans la cour de la mosquée du Pacha (photo) qu’un minaret domine du haut de ses deux siècles. Il en a vu du pays.

    Même si le quartier juif a la face décrépite, si trois siècles d’occupation espagnole n’ont presque pas laissé d’hispanophones, si le kiosque et la gendarmerie des Français sont obsolètes, le Vieux Oran est un concentré méditerranéen dont les influences dépassent de loin les frontières algériennes.

    A l’image de l’église Saint-Louis. Bâtie par les Espagnols sur les ruines d’une mosquée, elle est devenue synagogue sous les Ottomans, cathédrale sous les Français, puis bibliothèque pour les enfants après l’Indépendance. Aujourd’hui, j’y rencontre un homme assis sur les marches de l’édifice. En ruine. L’homme hèle un enfant. Il ira chercher celui qui a la clef pour voir dedans. Merci. Entre temps, un de ses amis klaxonne. Il gare sa voiture. Ah, tu veux monter au fort ? Il ouvre une portière. Il s’appelle Saïd. Au deuxième virage, il téléphone à sa femme pour la prévenir qu’il y aura un invité pour le couscous (c’est vendredi). Merci. Au policier qui garde la route, il glisse deux cigarettes. Il dit que c’est un pauvre malheureux.

    Perchée à 400 mètres en dessus de la mer, la vierge  surplombe Oran. La basilique Notre-Dame-du-Salut (photo ci-dessus) fut construite pour remercier le ciel d’avoir fait miraculeusement tomber la pluie et stopper l’épidémie de choléra qui avait décimé la moitié de la population en 1850. A travers ses voûtes, on distingue le Fort Santa-Cruz (photo ci-dessous), empreinte espagnole. Un peu plus loin enfin, le marabout de Sidi Abd el Kader reçoit de fréquents visiteurs soucieux de mettre la chance de leur côté.

    Mais le temps passe et Saïd ne manquerait la prière pour rien au monde. On file. Il habite à deux pas de la mosquée du Pacha. Je regagne donc sa petite cour et vous écrit cela pendant que les hommes prient.

    Après le couscous, les deux enfants aînés de Saïd (photo) veulent jouer à la Playstation, mais papa préfère voir les informations. Il est question de 34 harragas repêchés au large des côtes algériennes. Traditionnel exercice de comptabilité. Les policiers brandissent les sanctions, les marins ne comprennent rien et les économistes s’étonnent que l’esprit d’initiative, le courage et le travail d’équipe que requiert l’organisation d’une telle aventure ne se retrouvent pas dans l’économie du pays. Saïd ne pipe mot.

    Lui aussi rêvait d’Europe. L’Espagne est à 182 kilomètres. Le syndrome Yves Saint Laurent. Cet Oranais exilé. Heureusement pour lui, un projet Nouvelles Frontières lui a permis de suivre une formation en Italie. De retour au pays, il fonde l’Association du Dauphin d’Or qui propose des cours de sensibilisation contre l’immigration clandestine. En quatre ans, une vingtaine de jeunes ont ainsi appris à pêcher. Ce n’est qu’une goutte dans la mer, tu comprends, mais...

  • Belle jadis, Oran est devenue chaleureuse...

    "Oran était belle. Rendez la plus belle" dit un panneau de bienvenue, peu avant la gare routière de la ville. Parcourir quelques rues suffit. Celle que l’on appelait La Radieuse ("el Bahia") fait peine à voir. En partie épargnée par les violences des années 90, la deuxième ville du pays fait paraît-il pleurer les Pieds-Noirs qui reviennent "en pèlerinage". La verdure qui orne les balcons, c'est de la mauvaise herbe. Les édifices des anciens quartiers juifs, espagnols et français s’effondrent. La voirie laisse s’amonceler les ordures. Ce qui est neuf ? Les paraboles.

    Ce banc public du Boulevard de l’Indépendance parle de lui-même.

    ORAN Autre curiosité, en plein centre ville, à deux pas de la Place du 1er Novembre, la première chose que voient les passagers des ferries en entrant dans le port, un immeuble "creux" de 20 étages. Une verrue qui cache le visage d’Oran.  Construit dans l’enthousiasme des années 70 au sein même des murailles du Palais du bey (Mohammed el-Kébir y emménagea après le départ des Espagnols en 1792), les travaux ont dû être arrêtés. Patrimoine historique. Un privé aurait ensuite rajouté quelques étages, mais les "années noires" ont interrompu les travaux. Depuis rien. On s’y habitue. Comme le pâtissier avec les abeilles. On dit que la compagnie pétrolière Sonatrach devrait reprendre les lieux. Inch’allah...

    CATHEDRALE De l’aménagement judicieux, il y en a pourtant. Prenez une cathédrale séculaire. Au lieu de perdre ce précieux volume, après l’Indépendance, la Ville en a fait un lieu de culture. A l’entrée, dans une librairie, des livres sonores pour enfants racontent des histoires en boucle. Puis, derrière un paravent, une bibliothèque aux rayons bien fournis (photo). Deux plaines de tables, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, quelques déjections de pigeons, mais un vrai havre de sérénité.

    Sur la place, devant la bibliothèque, quatre palmiers, une terrasse pleine et un kiosque à journaux. Des jeunes jouent au ballon. Une pierre et un lampadaire pour délimiter les buts. Pour l’anecdote, on y trouve une boutique Swatch et on voit au loin, sur la montagne Murdjajo, un téléphérique, construit par des Suisses, tout comme celui qui s’ouvrira bientôt à Tlemcen.

    MARCHÉ Pourquoi retenir cette scène de marché sous-exposée ? Son sens se dissimule derrière les têtes de chèvres (en bas à gauche), les œufs, les oignons, les haricots et les citrons. Une affiche du Président, omniprésent, et le slogan "Une Algérie forte et digne" (en haut à gauche), malgré son discrédit perceptible un peu partout. Puis les deux lampions chinois d’un magasin qui vend des maillots français de Zidane made in China. Ils sont 30'000 à habiter la wilaya d’Oran, principalement pour les grands projets routiers gérés par la société chinoise CITIC.

    Plus loin, on rencontrerait des Nigériens qui vendent sur un drap colliers, peignes, savons et herbes poussiéreuses. En attendant mieux. Des hommes alignés derrière le symbole de leur profession - truelle, fer à souder, interrupteur ou scie – forment un marché aux esclaves moderne. Puis, entre une  tasse "OM, droit au but" et un tapis à boussole intégrée, des jeunes vendent debout une paire de chaussures ou une paire de pantalons qu’ils tiennent dans la main. Encore plus loin, au pied du boulevard Zabana, une foule compacte d'autres jeunes alimentent le commerce au noir des téléphones portables. Chacun vend une ou deux pièces. On me dit qu’il y a trois mois, après plaintes des commerces voisins, les policiers ont embarqué une vingtaine de vendeurs et distribué des amendes de 6'000 dinars. Depuis, le commerce a repris. Jusqu’à la prochaine descente…

    CHALEUR Contre mauvaise fortune, grand cœur. Malgré l’impression d’avoir été abandonnée à son sort, Oran est une ville très chaleureuse. On ne reste pas longtemps seul sur les terrasses. Des terrasses assoiffées de distractions. On le comprend en voyant le cinéma Rex, en ruine depuis vingt ans, sur le grillage duquel une affiche délavée proposait le 8 mars 2007 un "Salon de la femme, animation culturelle, défilés de mode". Au Musée national, on me dit que l’on vient de refaire la peinture des salles des Beaux-Arts et que peut-être, ça va rouvrir cet après-midi, inch’allah…

    Les jeunes sont malgré tout curieux de ce qui se passe à l’étranger. Et pas que dans le domaine des visas. J’essaie de ne pas oublier que ceux de mon âge, ceux qui n’ont pas vraiment connu les belles années (1970-1980), ont grandi dans une société qui ne leur parlait que de guerre, de peur, de tués, de disparus, d’abattus… Sur les terrasses, "the place to be", on ne s’ennuie pas. Il y a toujours le gag de "l’agent secret qui n’est pas là" avant chaque critique du pays. Humour ravageur entrecoupé de gags sur les habitants de Mascara (les Belges de l’Algérie). "Je vais te dire la vérité. Franchement, sincèrement…"  Le débat s’enlise souvent. Il devient parfois creux, mais comme une longue partie de pêche sans poisson, on en revient le sourire aux lèvres. Oran se visite lentement, à petites gorgées. Le café, on ne le finit pas. C’est le cinquième de la journée. Sur les terrasses, en se parlant les yeux dans les yeux, on ne voit plus cette ville qui fait pleurer les Pieds-Noirs…

  • petit Raï pour la route ?

    Tel un "sous-Gadjo Dilo" traquant sa chanteuse tzigane dans les Carpates (la flûte de pan dans les Andes ou le didgeridoo en Australie), j'ai gagné Oran avec la ferme envie de goûter à un concert de raï. Oran étant le berceau de ce chant sensuel, explosif et mélancolique à la fois, accompagné d’instruments traditionnels (nay, derbouka, bendir) et modernes (synthétiseur et boîte à rythmes).

    ORAN Au centre-ville, on me parle du bar Nuit du Liban. Le lieu est davantage prétexte à la picole et les trois musiciens jouent… de l’Oriental marocain. Suivant les conseils des autochtones, il faut gagner les cabarets de la Corniche, à Aïn-el-Türck, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest pour entendre "du vrai raï".

    Près du Consulat de France partent les "taxis clandestins" (ceux qui arrondissent leur fin de mois avec des extras nocturnes). Un véhicule se remplit peu à peu. La route est, paraît-il, "dangereuse à cause des conducteurs saouls et des voleurs qui sévissent près des tunnels". Sur place, en demandant un cabaret "populaire", on me conseille l’El-Djawahara. Sur le chemin, on me dit dédaigneusement que c’est "un repaire pour les vagabonds". Cela semble faire l’affaire.

    Devant les portes, des filles à peine vêtues passent de voiture en voiture. L’entrée est libre et la salle comble. Sur la piste, c’est le feu. De quoi faire danser même un Suisse. Les chanteurs se succèdent. Le beau "cheb" souffre un peu de calvitie, mais il a la pêche. Le micro dans une main, les billets dans l’autre (on paie pour qu’il chante des messages qu’on lui chuchote à l’oreille), il va de table en table et… on oublierait presque que les seules filles de l’établissement - les formes plus que généreuses emprisonnées dans des habits moulants - défilent craintives - cheveux décolorés et décolleté plongeant - des prostituées.

    Un peu sur ma fin, j’essaie les autres cabarets. Le Dauphin et le Palace demandent 50 euros d’entrée, boissons comprises. On imagine l’orgie, mais le lieu ne doit pas être des plus "populaires". La nuit s’achève finalement dans une boîte sordide dans laquelle m’emmène un Oranais rencontré dans le taxi clandestin du retour. Il donne en douce 400 dinars à un videur pour pénetrer dans une disco dont j’ai oublié le nom. De la house music je crois.

    Le lendemain, partageant mon expérience, on me dit que ceux qui viennent dans les cabarets ne sont pas des Oranais. "Ils viennent de l’extérieur juste pour se défouler". Ils en ont marre. "Quand on va à Alger et qu’on dit qu’on est Oranais, on nous demande direct des disques de raï, alors que ce qui fait la ville, c’est avant tout l’ouverture au monde !"

    KHALED Beaucoup d’habitants de Sidi el-Houari, le vieux Oran, ont bien connu Khaled. "C’était un jeune délinquant qui chantait et buvait du vin dans les bas quartiers du port." Aujourd’hui rasés. Son premier concert officiel fut programmé au Festival National de Raï d'Oran en 1985. Le gouvernement reconnaissait alors officiellement le raï comme forme musicale nationale. Ensuite, des menaces l'ont forcé à l’exil. Certains le voient aujourd’hui comme "un traître qui a pactisé avec le lobby juif " (Jean-Jacques Goldman lui a composé le tube Aïcha)... même s'il a dernièrement refusé une tournée en Israël. D’autres lui en veulent d’avoir "dilué" le raï. "Maintenant, on peut l’écouter en famille, mais ce n’est plus le message contestataire qu’il avait."

    CHEB MAMI L’origine du mot raï signifie en effet "opinion". Il était l’équivalant contestataire du rap américain. C’était la musique des mauvais garçons et des filles perdues, des déracinés. On chantait le sexe, l’exil, l’alcool. Ainsi, son registre irrévérencieux fut interdit et chanté essentiellement dans les souks et les tavernes. Les grands Cheb Hasni et Rachid Baba Ahmed furent du reste assassinés par les islamistes en 1994 et 1996... Une image de "mauvais garçon" que ne semble pas contredire l’actualité. Un mandat d'arrêt international a été délivré il ya quelaues jours contre le chanteur Cheb Mami (photo), mis en examen en octobre dernier pour violences sur son ex-compagne. Il s’était fait connaître dans les cabarets orientaux d'Oran.

    … mais comme l’impression que je suis trop conditionné par la World Music, ce concept qui voudrait que le maintien des musiques traditionnelles tende vers l’émancipation des peuples, la dignité, l'identité, etc. Je me suis rigidifié. Je peux danser un temps avec les hommes, m’éclater même, mais ne peux longtemps oublier les "vénales". Elles me coupent du raï live d’Oran.

  • Quand survie rime avec écologie

    TLEMCEN Des édifices mauresques comme nulle part ailleurs en Algérie et des gens on-ne-peut plus chaleureux, d'autant que, peu coutumiers de l’homo touristicus, ils ne vous lâchent pas d’une semelle... Touche PAUSE. Quitter les sentiers battus, battre campagne à travers oliviers, terre battue, cactus et végétation luxuriante - on l'appelle aussi "La Ville des Cerises" - le temps des labours, partout, même sur le front d’un vieux monsieur lumineux qui semble bien cacher quelque chose. Bingo! Derrière le portail de sa "fabrique", une montagne de vieilles bottes en plastique...

    Voilà quinze ans que les va-nu-pieds de la région apportent à monsieur Benmammar les vieilles bottes qu’ils ont trouvées dans les décharges environnantes. Rémunérés 0,5 euro le kilogramme. Au pied de la montagne, une femme – analphabète est le prénom, sourire, le surnom - joue les Sisyphe. A l’aide d’une pince, elle récupère soigneusement les semelles qui seront ensuite broyées en petits morceaux, fondues, puis remoulées en semelles dernière tendance. Vendues 0,5 euro la paire. Le vieux monsieur sait y faire...

    Vous avez raison. Cette rencontre est anecdotique. Toutefois, sa portée est plus globale qu'on le pense. Le pétrole coule en abondance en Algérie (14ème producteur mondial), mais les pauvres n’en voient… que la couleur. Ainsi, les granulés de plastique brut que l’on trouve sur le marché algérien viennent d’Espagne et coûtent 1,3 euros le kilogramme. Le vieux monsieur a donc raison de miser sur la récupération. "Et ce n’est pas rare de retrouver de nos semelles dans les vieilles bottes ramenés !"

    Dans son bureau - mots croisés et Larousse des années 60 - le patron se souvient du "bon vieux temps". Une vingtaine d’ouvriers se relayaient pour faire tourner les machines 24 heures sur 24... Puis la production chinoise a débarqué sur la côte algérienne - un siècle et demi après les Français -  il y a 5 ans (juste avant l’arrivée des Chinois eux-mêmes venus en masse construire le plus grand campus universitaire du pays, à Tlemcen). Leurs semelles coûtant moitié moins cher, monsieur Benmammar a pu fermer boutique. Mais, petit à petit, les fabricants de chaussure ont constaté la qualité médiocre du made in China, l’odeur industrielle, les talons qui se décollent...

    La fabrique a repris dernièrement la production, sur commande, avec 8 ouvriers (payés 30 euros par mois pour travailler 8 heures par jour et 6 jours sur sept, qui vous parle de faire la grêve?). Pour "résister", le patron doit se la jouer futé. Il s’offre régulièrement des "voyages d’affaire" en Italie pour "anticiper les prochaines modes", comprenez, pour recopier les tout derniers modèles et construire des moules sur mesure.

    Le commerce reprend et monsieur Benmammar a même du temps pour sa passion. Sur le toit de la fabrique, il élève trois chiens de chasse pour taquiner le perdrix le vendredi. Du temps, il en a aussi pour prendre ses jumelles (les jumelles sont strictement interdites en Algérie, paranoïa terroriste oblige) et surprendre, entre deux oliviers, les ébats clandestins de jeunes couples non mariés. Plié en deux de rire – on le comprend - monsieur Benmammar prend son pied.

  • En Europe ? Pour rien au monde !

    Les poches bien pleines et le cœur qui déborde, les amis de Tlemcen.

    Veste de cuir froissé, cheveux gominés et favoris précis, Jamal est prêt, on peut y aller. DJ Vendetta (de passage au Sheraton de Oran le mois dernier) plein tube. "Pas besoin de mettre la ceinture, je connais tous les policiers." Je sais qu’il en rajoute, mais sûr que ce gars de 24 ans n’a pas froid aux yeux.

    Il gare sa japonaise quasi neuve (impossible de mentir, le numéro de plaque indique l’année d’immatriculation) devant de larges vitrines qui portent ses initiales. A l’intérieur, sur deux étages, training Adidas, costume Armani, pantalons Lewis… Des contrefaçons chinoises et turques que Jamal importe par bateau. Un carton. Si bien qu’une dizaine de vendeuses font office d’antivol.

    "Un patron ne travaille pas, tu comprends..." Acte de présence accompli, on peut "tenir les murs", bavarder sur le trottoir, du côté du soleil, appuyés contre sa japonaise, de tout et de rien, le regard fuyant, en quête de quelqu'un à saluer. Voilà Tewfik. Il n’est pas de bonne. On vient de lui refuser un visa espagnol pour son business de pièces détachées. On ne lui en a jamais refusé. "Il y a une nouvelle consul qui veut faire de l’ordre." La colère passe. Charmantes filles en vue.

    Tous deux entretiennent une demi douzaine de relations. Top secrètes pour les parents.  Toute la journée, ils se feront "biper" : des filles appellent, puis raccrochent aussitôt pour ne pas payer la conversation et signifier qu’elles sont disponibles pour "entrer en relation". A ces messieurs de rappeler. "En Algérie, pour avoir des femmes, il faut avoir une voiture." Puisqu’elles ne peuvent fréquenter les "cafeteria" (les cafés), sont mal vues en compagnie d’un homme et ne peuvent sortir après 20 heures, tout se joue derrière les vitres semi teintées (voilà pourquoi les agences de location s’appellent ici "Love Tour", etc). "On tourne en rond dans la ville, on discute, on cherche à conclure. Les voitures, comme les appartements, on se les prête entre amis, le temps d’une conquête." La coutume veut en outre que l’homme entretienne ses "relations" par de petits cadeaux : "on les Flexy 20'000" (comprenez : "on leur offre une recharge de téléphone mobile de 20'000 centimes de dinars, soit 200 dinars, deux euros"). 

    Entre deux tentatives de séduction, on fait un saut à la mosquée. Du fond de la salle, le spectacle me touche. Ces hommes, épaule contre épaule, sur la même ligne, sans distinction sociale... Au sortir de la mosquée, chacun reprend sa place. Les jeunes qui ne sont pas patrons retournent travailler - ou chercher du travail - ou patienter avant de trouver du travail - s’ils veulent un jour "s'offrir" un mariage, car Tlemcen, bastion traditionnel, est réputée pour organiser les mariages les plus chers d’Algérie. Il faut compter 10'000 euros pour la soirée, la robe, les bijoux et le mobilier (oui, ce sont ceux qui rêvent d’Europe).

    Tewik et Jamal me proposent de visiter le site de Mansourah. Je ne veux pas déranger... "Un patron ne travaille pas", bis. Nous voilà devant les magnifiques vestiges d’un camp construit en 1299 par un sultan mérinide. Un pan du minaret de la mosquée est resté intact, majestueux (photo). Impossible de dire que je ne saurai que faire d’un souvenir en forme de minaret de Mansourah. Insister ne change rien. Merci Tewfik (je l’offrirai à un mendiant qui, je l’espère, saura le revendre).

     

    Le soir venu, rendez-vous au Club, une salle de sport réservée aux abonnés. A l’étage, un prof de fitness parisien stimule au micro un parterre de jeunes dégoulinants. Musique de film de guerre. Sur un écran géant, un DVD américain de fitness (le DVD est mixte, pas la salle). Tewfik et Jamal préfèrent le football. Trois contre trois. Ça crie beaucoup, mais ça joue plutôt bien, en tout cas mieux que ce que les piètres résultats de l’équipe nationale laissent supposer (personne ne joue avec un maillot algérien).

    Puis séance de sauna.  A la mode de Tlemcen. Pas véritablement de la relaxation. Eclats de rire, mimes magistraux pour revivre la partie de foot, disputes éphémères quant au nombre de kilomètres qu’il y a jusqu’à Tamanrasset... Un certain Moumousse se plaint d’une convocation pour "une vielle affaire". L’été dernier, il avait tué un ivrogne au volant de son bolide. En aparté, un émigré de Marseille m’explique pourquoi il est revenu au bled. "Ici, on peut être chef d’entreprise à 22 ans". Avec l’accent de la Cannebière.

    Avant de partir, chacun passe sur la balance (se déplacer en voiture d’une rue à l’autre de la ville n’arrange pas les scores), certains déroulent leurs tapis pour la dernière prière, puis tous se retrouvent au restaurant La Marina. Orgie de paninis, de pizzas et de sodas. Joutes verbales, prise de bec parfois, humour toujours.

    Merci Tewfik et Jamal :