À l'aube - puisque l'ascension s'est faite à la lampe frontale - tout est neuf. Un paysage lunaire alliant noir volcanique et rouge corail, des roches granitiques comme “sauvées des eaux”, l'oeuvre d'un sculpteur surréaliste soucieux du détail. Perte de vue. Pour peu, on verrait Jérusalem, cet autre rendez-vous des trois monothéismes. Pas vu l'Ange de l'Eternel, mais soudain sur l'horizon, l'Astre, ce petit rond rouge gravé “du doigt de Dieu”.
Ou pas loin.
Car les versions divergent.
(il est écrit quelque part que la tradition juive ne voulait pas connaître le lieu exacte de la Révélation de peur qu'il donne lieu à des actes idolâtres. C'est la personnalité seule de chacun qui donnerait, selon elle, son caractère à la place qu'il ocupe...)
CAIRE - SINAI Ce matin, mon bus a quitté la capitale, la bruyante, l'ardente, a traversé le tunnel Ahmed Hamdi qui passe sous le canal de Suez, puis a filé plein sud, avant de remonter le Wadi Feiran et atteindre Al-Milga, un village où acheter deux litres d'eau, du pain et des dattes. La suite à pied, en direction du monastère Sainte-Catherine et de sa cour pleine de gens bien portant (les nuitées de sa guesthouse coûtent 180 dollars). Ensuite, des chameliers armés de téléphone portable insistent pour porter
assistance et un avatar du Christ me sourit en portant sa croix (photo). Enfin l'ascension - le coeur léger - la nuit qui tombe - au loin une chenille lumineuse – les torches électriques d'un groupe de collégiennes coptes - elles me souhaitent “good luck” - puis plus rien – l'air pur – la nuit – le bruit des pas - une lumière - quatre Bédouins qui, à la lueur d'une lampe à pétrole, ont des airs de vrais Bédouins...
Slimane s'est marié il y a un mois. “Quand on se marie, on ne quitte pas sa chambre à coucher pendant un mois.” Il vient de rejoindre ses amis du djebel (aucune Bédouine ne passe la nuit sur le djebel). Slimane rêve de nouveau de touristes russes, “les plus chaudes” - Tu ne commettras pas l'adultère – et sort de nulle part une bière lorsqu'il voit que j'ai ramassé quelques ordures sur le chemin. Jami, lui, n'est pas marié. Et c'est pas demain la veille: “pour se marier, il faut compter 60'000 pounds (CHF 12'000.-) pour l'achat d'une maison, 20'000 pour le mobilier et encore 20'000 pour la fête”...
Deux choses distinguent Slimane, Jami et leurs deux compères des autres Égyptiens. Ils parlent chacun quatre ou cinq langues (Slimane parle russe...) et se disent très contents de leur vie et très chanceux. Pourquoi ? Je ne vous ai pas tout dit...
BUSINESS BEDOUIN 3h du mat', un couple biélorusse hurle sa joie d'être enfin parvenu au sommet - Tu ne tueras point. 4h, un Américain raconte longuement à sa femme l'histoire de Moïse - Tu n'invoqueras pas le nom de Dieu en vain. 5h, un groupe d'Espagnols chante à tue-tête des chansons espagnoles en frappant des mains. Puis le défilé. “Blanket, 5 dollars!” - Tu ne voleras point. Le groupe Ramsès (du nom de l'agence Ramsès) fait
l'appel. Vente de pierres authentiques du Sinaï. L'un écrit sur la roche “Piotr”. Un petit Bédouin mendie en boucle: “food, mangare, essen” - Assurément l'une des plaies d'Égypte. 5h55, une bombe israélienne fait son apparition dans un short minimal. 5h56, apparition de l'Astre, ce petit rond rouge jadis gravé du doigt de Dieu...
Le Sinaï est une denrée qui se consomme entre 6 et 7 heures du matin, car il faut être redescendu dans les temps pour l'ouverture du monastère Sainte-Catherine, à 9 heures. La redescente est le terrain de chasse des Bédouins du Sinaï (ancêtres d'esclaves importés au IXème siècle depuis Alexandrie pour s'occuper du monastère). Ils misent sur la fatigue de leurs proies. Seule quatre familles se partagent le parcours. Toutes quatre appartiennent à la tribu des “Gebeleen” (Montagnards). Ce sont des Musulmans (la 3ème sourate du Coran soutient que Moïse est un messager d'Allah) qui croient malgré tout en Saint Georges et en Sainte Catherine. Pour se distinguer des Égyptiens, ils portent le djellaba, voilent intégralement leurs femmes et aiment marcher dans la montagne.
On comprend alors pourquoi Slimane et Jami se disaient “chanceux”. Il faut imaginer en haute saison un millier de "pèlerins" qui louent chaque nuit des couvertures à 20 pounds (CHF 4.-), boivent des sodas à 15 pounds (les prix de Sharm-el Sheikh) et achètent des dromadaires taillés dans le quartz, des pyramides en toc (oui, au Sinaï) et un peu d'artianat bédouin... Échangeant les tables des prix contre les Tables de la loi, les Bédouins laissent “paître leur troupeau loin dans le désert”. ElhamdolelAh, ça rapporte bien plus que les dattes.
De retour au monastère Sainte-Catherine, le groupe Ramsès reçoit le cartons des petits déjeunés. Les autres dissimulent leurs jambes et leurs épaules nues dans des tissus distribués à l'entrée du lieu saint. L'un des 22 moines orthodoxes tient la caisse du musée et contrôle les cartes d'étudiants. Il m'interdit de faire des photos. On discute. On parle de son emploi du temps. Mais le groupe Ramsès veut un ticket... Après un temps, le moine me saute littéralement dessus, s'empare de mon appareil et mitraille les icones qu'il préfère. “Il faut que ce patrimoine soit partagé!” (vraisemblablement l'interdiction venait “d'en haut”). Ses photos sont toutes ratées, mais ce moine m'a réconcilié avec le lieu. Merci.
Le Sinaï, ce restera une chapelle et une mosquée qui se donnent la main au sommet sous un épais tapis d'étoiles. Et puis ce vieux moine barbu jusqu'au nombril qui retrouvait soudain son innocence à deux pas d'un buisson ardent et poussiéreux.
PS : "Selon la pensée hassidique, on ne peut pas s'approcher de Dieu, car Dieu est un gand feu. Mais on peut aller jusqu'au coeur de l'être humain qui est une partie de Dieu", Aharon Appelfeld.



Sur les quais où conduit la rue du 6 Octobre, près d'une nasse pleine de carpes hyperactives (pas meilleure démonstration de fraîcheur), on regarde s'approcher une barque pleine d'hommes, de femmes, de brebis et d'enfants. À l'accostage, un homme attrape la corne d'un bouc et l'emmène sur la terre ferme. Le troupeau suit. Les êtres humains ausssi. La barque se vide. Pour vingt-cinq piastres (il n'est pas de plus petite monnaie), on embarque. Un teenager tire sur une chaîne qui grince autour d'une poulie, une chaîne reliée aux deux rives. En face, l'île de Qursaya.



C'est jour de mouled. Un quartier en retrait du Caire islamique célèbre ainsi l'anniversaire d'un saint. Au premier abord, l'événement ressemble davantage à une fête foraine bas de gamme, avec des roulettes hasardeuses pour quadrupler sa mise, de solides balançoires d'adultes pour épater les filles et des carabines pour dégommer des poupées truffées de pétards...
Vient l'heure d'Ahmed Bayoumy, un homme dangereux, un enchanteur, un sorcier. L'entendre chanter, c'est ne jamais l'oublier. Le nay, la derbouka et la sono grésillante ne sont que des instruments. Sa voix, c'est de l'art pur. Ensorcelé, je rejoins les fidèles, les condamnés, contraints d'obéir aux mouvements de bassin répétitifs, à gauche, à droite, va-et-viens de la tête, à gauche, à droite. Hommes et femmes réunis, gueux et nantis dans le même esprit. Comme la preuve que le Livre ne doit pas qu'être lu, mais enduré et partagé. Gauche, droite. Le temps n'a plus de portance, mais j'ai soif à m'en avaler la langue. La course constante du regard, gauche, droite, absorbe quelques visages hillares, un danseur introspectif et plusieurs hystériques. Chacun laisse parler le soufi qui est en lui. Gauche, droite. Inspirer, expirer. Chaque souffle est une fête. L'un décompense, pleure et se lacère le visage. L'autre hurle de joie. Gauche, droite. La soif n'existe plus. Les muscles sont une écorce trop lourde qu'il convient de laisser de côté, tout comme l'intellect, et poursuivre la cadence en fermant les yeux.



Résolument attachée au restaurant Estoril. Moins pour ses serveurs en galabiya et turban que pour ses épais vitraux qui l'autorisent à siroter une bonne Stella à l'abri des regards. La jeune nouvelliste Soha Zaki (à droite) m'a rejoint avec son amie Salwa Azeb (à gauche), journaliste pour le quotidien 
Pour Soha, la démarche artistique passe avant la lutte pour ses droits. Si elle avoue avoir porté le voile pendant six mois, alors qu'elle aimait un docteur qui le lui avait demandé, elle navigue maintenant depuis sept ans à découvert. “Dans l'anonymat de la rue, on peut sans autre marcher sans voile. Ce sont étonnamment les amis qui vous regardent avec le plus reproches...” Sur cette question sensible, ce qui amuse le plus Soha, c'est que les auteurs égyptiens qui écrivent pour l'émancipation des femmes ont tous des femmes voilées.
MEMORY'S MAP Le projet est né en résidence d'artiste à Vienne en 2007. Ashraf Ibrahim y retrouvait un ami égyptien installé en Autriche depuis cinq ans, un ami qui, las de lui expliquer comment se rendre dans tel ou tel endroit, finit par lui offrir un plan de Vienne : acte peu anodin venant d'un Égyptien.


ALEXANDRIE Une petite notoriété glânée en publiant des nouvelles dans des magazines lui avait permis d'intégrer, en 1996, une publication subventionnée destinée aux “jeunes révélations”. Un gros tirage (3000 exemplaires), mais aucun échos dans la presse et peu de succès en librairie. On l'accusa d'avoir été pistonnée. “Il est toujours plus aisé d'attaquer les femmes et les jeunes.” De surcroît, le comité éditorial avait refusé de publier une nouvelle parlant de Dieu. Intitulée “J'aperçois la réalité de mon père”, ce texte ne sera publié que huit ans plus tard.