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Textes chroniques - Page 20

  • Cette goutte d’eau qui évite de crever en mer...

    Sa peste se propageait à Oran. Furtif locataire du 65, rue Larbi-ben-M’hidi, Albert Camus n’a jamais pardonné à la ville de tourner le dos à la mer.

    ORAN C’est chose faite. La wilaya s’est offerte une promenade en front de mer et les jeunes ne pensent plus qu’à çà. Ils sont hantés. L’Azur! L’Azur! L’Azur! Saïd, lui aussi, a bien failli succomber aux chants des sirènes et embarquer pour l’Europe... mais j’anticipe.

    Point de départ, le quartier de Sidi el-Houari, le Vieux Oran adossé au djebel Murdjadjo, plus précisément dans la cour de la mosquée du Pacha (photo) qu’un minaret domine du haut de ses deux siècles. Il en a vu du pays.

    Même si le quartier juif a la face décrépite, si trois siècles d’occupation espagnole n’ont presque pas laissé d’hispanophones, si le kiosque et la gendarmerie des Français sont obsolètes, le Vieux Oran est un concentré méditerranéen dont les influences dépassent de loin les frontières algériennes.

    A l’image de l’église Saint-Louis. Bâtie par les Espagnols sur les ruines d’une mosquée, elle est devenue synagogue sous les Ottomans, cathédrale sous les Français, puis bibliothèque pour les enfants après l’Indépendance. Aujourd’hui, j’y rencontre un homme assis sur les marches de l’édifice. En ruine. L’homme hèle un enfant. Il ira chercher celui qui a la clef pour voir dedans. Merci. Entre temps, un de ses amis klaxonne. Il gare sa voiture. Ah, tu veux monter au fort ? Il ouvre une portière. Il s’appelle Saïd. Au deuxième virage, il téléphone à sa femme pour la prévenir qu’il y aura un invité pour le couscous (c’est vendredi). Merci. Au policier qui garde la route, il glisse deux cigarettes. Il dit que c’est un pauvre malheureux.

    Perchée à 400 mètres en dessus de la mer, la vierge  surplombe Oran. La basilique Notre-Dame-du-Salut (photo ci-dessus) fut construite pour remercier le ciel d’avoir fait miraculeusement tomber la pluie et stopper l’épidémie de choléra qui avait décimé la moitié de la population en 1850. A travers ses voûtes, on distingue le Fort Santa-Cruz (photo ci-dessous), empreinte espagnole. Un peu plus loin enfin, le marabout de Sidi Abd el Kader reçoit de fréquents visiteurs soucieux de mettre la chance de leur côté.

    Mais le temps passe et Saïd ne manquerait la prière pour rien au monde. On file. Il habite à deux pas de la mosquée du Pacha. Je regagne donc sa petite cour et vous écrit cela pendant que les hommes prient.

    Après le couscous, les deux enfants aînés de Saïd (photo) veulent jouer à la Playstation, mais papa préfère voir les informations. Il est question de 34 harragas repêchés au large des côtes algériennes. Traditionnel exercice de comptabilité. Les policiers brandissent les sanctions, les marins ne comprennent rien et les économistes s’étonnent que l’esprit d’initiative, le courage et le travail d’équipe que requiert l’organisation d’une telle aventure ne se retrouvent pas dans l’économie du pays. Saïd ne pipe mot.

    Lui aussi rêvait d’Europe. L’Espagne est à 182 kilomètres. Le syndrome Yves Saint Laurent. Cet Oranais exilé. Heureusement pour lui, un projet Nouvelles Frontières lui a permis de suivre une formation en Italie. De retour au pays, il fonde l’Association du Dauphin d’Or qui propose des cours de sensibilisation contre l’immigration clandestine. En quatre ans, une vingtaine de jeunes ont ainsi appris à pêcher. Ce n’est qu’une goutte dans la mer, tu comprends, mais...

  • Belle jadis, Oran est devenue chaleureuse...

    "Oran était belle. Rendez la plus belle" dit un panneau de bienvenue, peu avant la gare routière de la ville. Parcourir quelques rues suffit. Celle que l’on appelait La Radieuse ("el Bahia") fait peine à voir. En partie épargnée par les violences des années 90, la deuxième ville du pays fait paraît-il pleurer les Pieds-Noirs qui reviennent "en pèlerinage". La verdure qui orne les balcons, c'est de la mauvaise herbe. Les édifices des anciens quartiers juifs, espagnols et français s’effondrent. La voirie laisse s’amonceler les ordures. Ce qui est neuf ? Les paraboles.

    Ce banc public du Boulevard de l’Indépendance parle de lui-même.

    ORAN Autre curiosité, en plein centre ville, à deux pas de la Place du 1er Novembre, la première chose que voient les passagers des ferries en entrant dans le port, un immeuble "creux" de 20 étages. Une verrue qui cache le visage d’Oran.  Construit dans l’enthousiasme des années 70 au sein même des murailles du Palais du bey (Mohammed el-Kébir y emménagea après le départ des Espagnols en 1792), les travaux ont dû être arrêtés. Patrimoine historique. Un privé aurait ensuite rajouté quelques étages, mais les "années noires" ont interrompu les travaux. Depuis rien. On s’y habitue. Comme le pâtissier avec les abeilles. On dit que la compagnie pétrolière Sonatrach devrait reprendre les lieux. Inch’allah...

    CATHEDRALE De l’aménagement judicieux, il y en a pourtant. Prenez une cathédrale séculaire. Au lieu de perdre ce précieux volume, après l’Indépendance, la Ville en a fait un lieu de culture. A l’entrée, dans une librairie, des livres sonores pour enfants racontent des histoires en boucle. Puis, derrière un paravent, une bibliothèque aux rayons bien fournis (photo). Deux plaines de tables, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, quelques déjections de pigeons, mais un vrai havre de sérénité.

    Sur la place, devant la bibliothèque, quatre palmiers, une terrasse pleine et un kiosque à journaux. Des jeunes jouent au ballon. Une pierre et un lampadaire pour délimiter les buts. Pour l’anecdote, on y trouve une boutique Swatch et on voit au loin, sur la montagne Murdjajo, un téléphérique, construit par des Suisses, tout comme celui qui s’ouvrira bientôt à Tlemcen.

    MARCHÉ Pourquoi retenir cette scène de marché sous-exposée ? Son sens se dissimule derrière les têtes de chèvres (en bas à gauche), les œufs, les oignons, les haricots et les citrons. Une affiche du Président, omniprésent, et le slogan "Une Algérie forte et digne" (en haut à gauche), malgré son discrédit perceptible un peu partout. Puis les deux lampions chinois d’un magasin qui vend des maillots français de Zidane made in China. Ils sont 30'000 à habiter la wilaya d’Oran, principalement pour les grands projets routiers gérés par la société chinoise CITIC.

    Plus loin, on rencontrerait des Nigériens qui vendent sur un drap colliers, peignes, savons et herbes poussiéreuses. En attendant mieux. Des hommes alignés derrière le symbole de leur profession - truelle, fer à souder, interrupteur ou scie – forment un marché aux esclaves moderne. Puis, entre une  tasse "OM, droit au but" et un tapis à boussole intégrée, des jeunes vendent debout une paire de chaussures ou une paire de pantalons qu’ils tiennent dans la main. Encore plus loin, au pied du boulevard Zabana, une foule compacte d'autres jeunes alimentent le commerce au noir des téléphones portables. Chacun vend une ou deux pièces. On me dit qu’il y a trois mois, après plaintes des commerces voisins, les policiers ont embarqué une vingtaine de vendeurs et distribué des amendes de 6'000 dinars. Depuis, le commerce a repris. Jusqu’à la prochaine descente…

    CHALEUR Contre mauvaise fortune, grand cœur. Malgré l’impression d’avoir été abandonnée à son sort, Oran est une ville très chaleureuse. On ne reste pas longtemps seul sur les terrasses. Des terrasses assoiffées de distractions. On le comprend en voyant le cinéma Rex, en ruine depuis vingt ans, sur le grillage duquel une affiche délavée proposait le 8 mars 2007 un "Salon de la femme, animation culturelle, défilés de mode". Au Musée national, on me dit que l’on vient de refaire la peinture des salles des Beaux-Arts et que peut-être, ça va rouvrir cet après-midi, inch’allah…

    Les jeunes sont malgré tout curieux de ce qui se passe à l’étranger. Et pas que dans le domaine des visas. J’essaie de ne pas oublier que ceux de mon âge, ceux qui n’ont pas vraiment connu les belles années (1970-1980), ont grandi dans une société qui ne leur parlait que de guerre, de peur, de tués, de disparus, d’abattus… Sur les terrasses, "the place to be", on ne s’ennuie pas. Il y a toujours le gag de "l’agent secret qui n’est pas là" avant chaque critique du pays. Humour ravageur entrecoupé de gags sur les habitants de Mascara (les Belges de l’Algérie). "Je vais te dire la vérité. Franchement, sincèrement…"  Le débat s’enlise souvent. Il devient parfois creux, mais comme une longue partie de pêche sans poisson, on en revient le sourire aux lèvres. Oran se visite lentement, à petites gorgées. Le café, on ne le finit pas. C’est le cinquième de la journée. Sur les terrasses, en se parlant les yeux dans les yeux, on ne voit plus cette ville qui fait pleurer les Pieds-Noirs…

  • petit Raï pour la route ?

    Tel un "sous-Gadjo Dilo" traquant sa chanteuse tzigane dans les Carpates (la flûte de pan dans les Andes ou le didgeridoo en Australie), j'ai gagné Oran avec la ferme envie de goûter à un concert de raï. Oran étant le berceau de ce chant sensuel, explosif et mélancolique à la fois, accompagné d’instruments traditionnels (nay, derbouka, bendir) et modernes (synthétiseur et boîte à rythmes).

    ORAN Au centre-ville, on me parle du bar Nuit du Liban. Le lieu est davantage prétexte à la picole et les trois musiciens jouent… de l’Oriental marocain. Suivant les conseils des autochtones, il faut gagner les cabarets de la Corniche, à Aïn-el-Türck, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest pour entendre "du vrai raï".

    Près du Consulat de France partent les "taxis clandestins" (ceux qui arrondissent leur fin de mois avec des extras nocturnes). Un véhicule se remplit peu à peu. La route est, paraît-il, "dangereuse à cause des conducteurs saouls et des voleurs qui sévissent près des tunnels". Sur place, en demandant un cabaret "populaire", on me conseille l’El-Djawahara. Sur le chemin, on me dit dédaigneusement que c’est "un repaire pour les vagabonds". Cela semble faire l’affaire.

    Devant les portes, des filles à peine vêtues passent de voiture en voiture. L’entrée est libre et la salle comble. Sur la piste, c’est le feu. De quoi faire danser même un Suisse. Les chanteurs se succèdent. Le beau "cheb" souffre un peu de calvitie, mais il a la pêche. Le micro dans une main, les billets dans l’autre (on paie pour qu’il chante des messages qu’on lui chuchote à l’oreille), il va de table en table et… on oublierait presque que les seules filles de l’établissement - les formes plus que généreuses emprisonnées dans des habits moulants - défilent craintives - cheveux décolorés et décolleté plongeant - des prostituées.

    Un peu sur ma fin, j’essaie les autres cabarets. Le Dauphin et le Palace demandent 50 euros d’entrée, boissons comprises. On imagine l’orgie, mais le lieu ne doit pas être des plus "populaires". La nuit s’achève finalement dans une boîte sordide dans laquelle m’emmène un Oranais rencontré dans le taxi clandestin du retour. Il donne en douce 400 dinars à un videur pour pénetrer dans une disco dont j’ai oublié le nom. De la house music je crois.

    Le lendemain, partageant mon expérience, on me dit que ceux qui viennent dans les cabarets ne sont pas des Oranais. "Ils viennent de l’extérieur juste pour se défouler". Ils en ont marre. "Quand on va à Alger et qu’on dit qu’on est Oranais, on nous demande direct des disques de raï, alors que ce qui fait la ville, c’est avant tout l’ouverture au monde !"

    KHALED Beaucoup d’habitants de Sidi el-Houari, le vieux Oran, ont bien connu Khaled. "C’était un jeune délinquant qui chantait et buvait du vin dans les bas quartiers du port." Aujourd’hui rasés. Son premier concert officiel fut programmé au Festival National de Raï d'Oran en 1985. Le gouvernement reconnaissait alors officiellement le raï comme forme musicale nationale. Ensuite, des menaces l'ont forcé à l’exil. Certains le voient aujourd’hui comme "un traître qui a pactisé avec le lobby juif " (Jean-Jacques Goldman lui a composé le tube Aïcha)... même s'il a dernièrement refusé une tournée en Israël. D’autres lui en veulent d’avoir "dilué" le raï. "Maintenant, on peut l’écouter en famille, mais ce n’est plus le message contestataire qu’il avait."

    CHEB MAMI L’origine du mot raï signifie en effet "opinion". Il était l’équivalant contestataire du rap américain. C’était la musique des mauvais garçons et des filles perdues, des déracinés. On chantait le sexe, l’exil, l’alcool. Ainsi, son registre irrévérencieux fut interdit et chanté essentiellement dans les souks et les tavernes. Les grands Cheb Hasni et Rachid Baba Ahmed furent du reste assassinés par les islamistes en 1994 et 1996... Une image de "mauvais garçon" que ne semble pas contredire l’actualité. Un mandat d'arrêt international a été délivré il ya quelaues jours contre le chanteur Cheb Mami (photo), mis en examen en octobre dernier pour violences sur son ex-compagne. Il s’était fait connaître dans les cabarets orientaux d'Oran.

    … mais comme l’impression que je suis trop conditionné par la World Music, ce concept qui voudrait que le maintien des musiques traditionnelles tende vers l’émancipation des peuples, la dignité, l'identité, etc. Je me suis rigidifié. Je peux danser un temps avec les hommes, m’éclater même, mais ne peux longtemps oublier les "vénales". Elles me coupent du raï live d’Oran.

  • Quand survie rime avec écologie

    TLEMCEN Des édifices mauresques comme nulle part ailleurs en Algérie et des gens on-ne-peut plus chaleureux, d'autant que, peu coutumiers de l’homo touristicus, ils ne vous lâchent pas d’une semelle... Touche PAUSE. Quitter les sentiers battus, battre campagne à travers oliviers, terre battue, cactus et végétation luxuriante - on l'appelle aussi "La Ville des Cerises" - le temps des labours, partout, même sur le front d’un vieux monsieur lumineux qui semble bien cacher quelque chose. Bingo! Derrière le portail de sa "fabrique", une montagne de vieilles bottes en plastique...

    Voilà quinze ans que les va-nu-pieds de la région apportent à monsieur Benmammar les vieilles bottes qu’ils ont trouvées dans les décharges environnantes. Rémunérés 0,5 euro le kilogramme. Au pied de la montagne, une femme – analphabète est le prénom, sourire, le surnom - joue les Sisyphe. A l’aide d’une pince, elle récupère soigneusement les semelles qui seront ensuite broyées en petits morceaux, fondues, puis remoulées en semelles dernière tendance. Vendues 0,5 euro la paire. Le vieux monsieur sait y faire...

    Vous avez raison. Cette rencontre est anecdotique. Toutefois, sa portée est plus globale qu'on le pense. Le pétrole coule en abondance en Algérie (14ème producteur mondial), mais les pauvres n’en voient… que la couleur. Ainsi, les granulés de plastique brut que l’on trouve sur le marché algérien viennent d’Espagne et coûtent 1,3 euros le kilogramme. Le vieux monsieur a donc raison de miser sur la récupération. "Et ce n’est pas rare de retrouver de nos semelles dans les vieilles bottes ramenés !"

    Dans son bureau - mots croisés et Larousse des années 60 - le patron se souvient du "bon vieux temps". Une vingtaine d’ouvriers se relayaient pour faire tourner les machines 24 heures sur 24... Puis la production chinoise a débarqué sur la côte algérienne - un siècle et demi après les Français -  il y a 5 ans (juste avant l’arrivée des Chinois eux-mêmes venus en masse construire le plus grand campus universitaire du pays, à Tlemcen). Leurs semelles coûtant moitié moins cher, monsieur Benmammar a pu fermer boutique. Mais, petit à petit, les fabricants de chaussure ont constaté la qualité médiocre du made in China, l’odeur industrielle, les talons qui se décollent...

    La fabrique a repris dernièrement la production, sur commande, avec 8 ouvriers (payés 30 euros par mois pour travailler 8 heures par jour et 6 jours sur sept, qui vous parle de faire la grêve?). Pour "résister", le patron doit se la jouer futé. Il s’offre régulièrement des "voyages d’affaire" en Italie pour "anticiper les prochaines modes", comprenez, pour recopier les tout derniers modèles et construire des moules sur mesure.

    Le commerce reprend et monsieur Benmammar a même du temps pour sa passion. Sur le toit de la fabrique, il élève trois chiens de chasse pour taquiner le perdrix le vendredi. Du temps, il en a aussi pour prendre ses jumelles (les jumelles sont strictement interdites en Algérie, paranoïa terroriste oblige) et surprendre, entre deux oliviers, les ébats clandestins de jeunes couples non mariés. Plié en deux de rire – on le comprend - monsieur Benmammar prend son pied.

  • En Europe ? Pour rien au monde !

    Les poches bien pleines et le cœur qui déborde, les amis de Tlemcen.

    Veste de cuir froissé, cheveux gominés et favoris précis, Jamal est prêt, on peut y aller. DJ Vendetta (de passage au Sheraton de Oran le mois dernier) plein tube. "Pas besoin de mettre la ceinture, je connais tous les policiers." Je sais qu’il en rajoute, mais sûr que ce gars de 24 ans n’a pas froid aux yeux.

    Il gare sa japonaise quasi neuve (impossible de mentir, le numéro de plaque indique l’année d’immatriculation) devant de larges vitrines qui portent ses initiales. A l’intérieur, sur deux étages, training Adidas, costume Armani, pantalons Lewis… Des contrefaçons chinoises et turques que Jamal importe par bateau. Un carton. Si bien qu’une dizaine de vendeuses font office d’antivol.

    "Un patron ne travaille pas, tu comprends..." Acte de présence accompli, on peut "tenir les murs", bavarder sur le trottoir, du côté du soleil, appuyés contre sa japonaise, de tout et de rien, le regard fuyant, en quête de quelqu'un à saluer. Voilà Tewfik. Il n’est pas de bonne. On vient de lui refuser un visa espagnol pour son business de pièces détachées. On ne lui en a jamais refusé. "Il y a une nouvelle consul qui veut faire de l’ordre." La colère passe. Charmantes filles en vue.

    Tous deux entretiennent une demi douzaine de relations. Top secrètes pour les parents.  Toute la journée, ils se feront "biper" : des filles appellent, puis raccrochent aussitôt pour ne pas payer la conversation et signifier qu’elles sont disponibles pour "entrer en relation". A ces messieurs de rappeler. "En Algérie, pour avoir des femmes, il faut avoir une voiture." Puisqu’elles ne peuvent fréquenter les "cafeteria" (les cafés), sont mal vues en compagnie d’un homme et ne peuvent sortir après 20 heures, tout se joue derrière les vitres semi teintées (voilà pourquoi les agences de location s’appellent ici "Love Tour", etc). "On tourne en rond dans la ville, on discute, on cherche à conclure. Les voitures, comme les appartements, on se les prête entre amis, le temps d’une conquête." La coutume veut en outre que l’homme entretienne ses "relations" par de petits cadeaux : "on les Flexy 20'000" (comprenez : "on leur offre une recharge de téléphone mobile de 20'000 centimes de dinars, soit 200 dinars, deux euros"). 

    Entre deux tentatives de séduction, on fait un saut à la mosquée. Du fond de la salle, le spectacle me touche. Ces hommes, épaule contre épaule, sur la même ligne, sans distinction sociale... Au sortir de la mosquée, chacun reprend sa place. Les jeunes qui ne sont pas patrons retournent travailler - ou chercher du travail - ou patienter avant de trouver du travail - s’ils veulent un jour "s'offrir" un mariage, car Tlemcen, bastion traditionnel, est réputée pour organiser les mariages les plus chers d’Algérie. Il faut compter 10'000 euros pour la soirée, la robe, les bijoux et le mobilier (oui, ce sont ceux qui rêvent d’Europe).

    Tewik et Jamal me proposent de visiter le site de Mansourah. Je ne veux pas déranger... "Un patron ne travaille pas", bis. Nous voilà devant les magnifiques vestiges d’un camp construit en 1299 par un sultan mérinide. Un pan du minaret de la mosquée est resté intact, majestueux (photo). Impossible de dire que je ne saurai que faire d’un souvenir en forme de minaret de Mansourah. Insister ne change rien. Merci Tewfik (je l’offrirai à un mendiant qui, je l’espère, saura le revendre).

     

    Le soir venu, rendez-vous au Club, une salle de sport réservée aux abonnés. A l’étage, un prof de fitness parisien stimule au micro un parterre de jeunes dégoulinants. Musique de film de guerre. Sur un écran géant, un DVD américain de fitness (le DVD est mixte, pas la salle). Tewfik et Jamal préfèrent le football. Trois contre trois. Ça crie beaucoup, mais ça joue plutôt bien, en tout cas mieux que ce que les piètres résultats de l’équipe nationale laissent supposer (personne ne joue avec un maillot algérien).

    Puis séance de sauna.  A la mode de Tlemcen. Pas véritablement de la relaxation. Eclats de rire, mimes magistraux pour revivre la partie de foot, disputes éphémères quant au nombre de kilomètres qu’il y a jusqu’à Tamanrasset... Un certain Moumousse se plaint d’une convocation pour "une vielle affaire". L’été dernier, il avait tué un ivrogne au volant de son bolide. En aparté, un émigré de Marseille m’explique pourquoi il est revenu au bled. "Ici, on peut être chef d’entreprise à 22 ans". Avec l’accent de la Cannebière.

    Avant de partir, chacun passe sur la balance (se déplacer en voiture d’une rue à l’autre de la ville n’arrange pas les scores), certains déroulent leurs tapis pour la dernière prière, puis tous se retrouvent au restaurant La Marina. Orgie de paninis, de pizzas et de sodas. Joutes verbales, prise de bec parfois, humour toujours.

    Merci Tewfik et Jamal :

  • La frontière algérienne ou l’art du détour…

    Non ! Il a dit non. Je la savais fermée, mais il suffit parfois d'un coup de chance, d'un bakhshish, d'un brin de courtoisie... Et au sud, la frontière de Figuig ? Non, c’est non.

    OUJDA (Maroc) A dix kilomètres d'Oujda, à un kilomètre de l'Algérie, juste à bonne distance pour mesurer l'absurde d'une frontière fermée. Une frontière qui, disent les économistes, si elle était ouverte, ferait bénéficier aux deux pays 2 % de croissance supplémentaire (pour exemple, alors que le gaz ne coûte rien en Algérie, le Maroc en importe du Qatar, etc).

    Les hostilités commençaient en 1975, alors que le Maroc reprenait le Sahara, mais il fallut attendre vingt ans pour tenir un solide prétexte. Puisque les auteurs des attentats commis à Marrakech en 1994 étaient franco-algériens, le Maroc put imposer le visa d’entrée aux Algériens. En contrepartie, ces derniers fermèrent leurs frontières aussi sec. 2008, aucune amélioration en vue...

    Bien. Nulle envie d'insister devant ces messieurs (je tiens à mon visa algérien), mais tout de même frustrant d'avoir à portée de jambes ces montagnes algériennes, là, juste en dessus du panneau "Interdiction de prendre des photos". Je fais donc demi-tour sur une véritable autoroute quatre pistes neuves comme rarement dans le pays. Une borne annonce Oran à 215 kilomètres. Un silence qui fait du bien. "Attention vache". Un hôtel en ruine que la verdure a eu le temps de condamner définitivement. Une autoroute devenue le chemin d'école pour les enfants vivant dans les dernières habitations blotties contre la frontière. Un vélomoteur, un taxi collectif par heure et des officiels (ceux qui conduisent des voitures vides)… Ces terres désolées font au moins le bonheur de quelqu’un : à vue d'œil, le troupeau de ce moutonnier (photo) compte deux à trois mille bêtes. Sans se déplacer, il les dirige en lançant des cailloux avec une fronde. Il m'apprend comment la manier. Laisser un doigt pris dans la corde et... J'ai failli le blesser.

    Avec du recul, je me dis que c'est au moins une frontière sincère, fermée aux deux bouts. On sait à quoi s'en tenir. Je pense à l'Europe. L'ouverture qu'elle prône… C'est toutefois, malgré la détermination d'un roi et d'un président, une frontière "passoire" qui laisse filtrer des marchandises de contrebande, des hommes et des femmes qui souhaitent gagner l'Europe par le Maroc. Bien-sûr, j'aurais pu emprunter la "Trig el-wahda", La Route de l'Unité, le chemin de contrebande (entre 50 et 100 euros, selon les sources), mais comment rentrer en Tunisie ensuite sans tampon algérien ?

    Air Maroc a un siège libre dans quatre jours. Un vol de Oujda à Cassablanca, puis un autre de Casablanca à Alger, pour ensuite revenir à Oran. Ethique de voyage, conscience écologique ou simplement le fait que le billet coûte 320 euros... Et le prochain bus pour Nador ?

    NADOR (Maroc) De la pure provocation : sur tous les murs de cette ville côtière, la compagnie Mexwings propose des vols vers Köln à partir de 9 euros… A la Gare routière, offre plus raisonnable, le taxi collectif pour Beni Nsar, le port de Nador, à un kilomètre de la frontière de l'enclave espagnole de Melilla, demande quelques dirhams et un peu de patience. Sur les bords de la mer, des jeunes travaillent pour leur compte, à la masse, pour récupérer le métal des ruines d'un bâtiment en béton armé. Plus loin, des jeux à pièces pour enfants. Puis la frontière.

    Il n'y a de neuf qu'un panneau annonçant le "Nouveau passage de Beni Nasr". Sinon, une file de voitures patientent sur un large boulevard boueux où des enfants se font tabasser parce qu'ils vendent des kleenex ou des fiches de douane. Des deux côtés de la chaussée, des terrasses archipleines, des petits commerces en désordre, une foule statique qui regarde passer une foule mobile : les "statiques" revendent les produits de Melilla, "franco de port", que leur ramènent les "mobiles" (30'000 Marocains de Nador vont quotidiennement travailler à Melilla, au blanc ou au noir, ou simplement faire des achats).

    Un peu à l'écart, un terrain vague choyé par des chèvres, une cité que l'on appellerait chez nous "HLM", une tente militaire et un double système de grillages de 6 mètres de haut ponctués de miradors de verre et de béton (financé par l'Union européenne). Pas de chance, un militaire me surprend en train de prendre une photo (cette foutue manie de photographier les frontières). Je fais le touriste perdu. Re-pas de chance, son supérieur parle anglais. Un quart d'heure de discussion. Je fais semblant d'effacer les photos interdites et vais tranquillement passer la frontière.

    Mais comme le disait le Père Joseph, le téléphone arabe fonctionne. Le passeport suisse est attendu. Je me retrouve dans un petit bureau en face de deux messieurs agressifs. Interrogatoire. Profession ? Enseignant. Vous avez des vacances maintenant ? C’est que... En faisant défiler les photos de mon appareil numérique, l’un voit celles de la frontière de Ceuta... Je... A ce moment, je remercie le Tout Grand de ne m'avoir pas autorisé à photographier les plaquettes de 100 et 200 grammes de haschisch qu'entreposait l'ami Abdoul à Azila... Fin de discussion. Toutes les photos sont effacées (mes excuses). On me montre le chemin de l'Espagne.

    MELILLA (Espagne) Sous un étendard européen et un drapeau sang et or, un douanier croit bon de me dire : "Ah la Suiza, mucho chocolate". Une bouche tordue qui doit ressembler de l'extérieur à un sourire. Là aussi, je passe un petit quart d’heure dans une petite chambre. "Fumar ?". Je vide mes poches et le contenu de mon sac...

    Bienvenida en Melilla, "territoire spolié par l'Espagne" pour certains, ville espagnole depuis 1497 pour les autres, sans surprise, non reconnue par la Ligue arabe, l'Union africaine et l'Union du Maghreb. C'est un choc. Un grand vide. Une place presque déserte où personne ne tourne autour d'un rond-point joliment décoré. Le revêtement de la route est lisse. Il va précisément jusqu'à un trottoir tout à fait plat, puis se poursuit jusqu'au pied du mur le plus proche. Pas une trace de boue. Soudain, je m'aperçois que mes souliers sont drôlement sales (l'Europe n'est peut-être qu'une histoire de finition). Un bus public presque vide attend l'heure exacte pour m'emmener au port. Il y a sur la porte latérale un bouton destiné aux handicapés. Dans le bus, un Marocain espagnol (il me montre sa carte) est allé à Nador pour acheter une édition rare du Coran...

    C'est dimanche. Et quand Melilla dit qu'elle ferme, elle ferme. Personne sinon des vieux autour d'un kiosque qui jouent à des jeux de hasard. On me dit que les Espagnols aiment passer leur week-end au Maroc, "profiter de leurs euros". Il y a beaucoup de voiliers dans le port et un défilé hétéroclite de joggeurs. L'hôtel le meilleur marché refuse de marchander : "on n'est pas en Afrique ici". En effet, Melilla fonctionne sur l'indicatif de Malaga et le "cafe solo" coûte un euro dix, comme en face. Dans le quartier marocain (en réalité, plus de la moitié des habitants de Melilla sont marocains), les pensions sont complètes. Finalement, quelqu'un m'emmène jusqu'à un bus violet sur la carrosserie duquel il est écrit "Scouts de Melilla" (au centre sur la photo). Sans plaque, il appartiendrait à un Marocain qui a disparu en Europe depuis deux mois.

    Le malheur des uns.... A la fermeture de la frontière algérienne, Melilla est devenue le centre de distribution du Nord-Est marocain (contrairement à Ceuta, qui reste dans l'ombre de Tanger). Une ville peu touristique, malgré une magnifique citadelle !, où patienter volontiers, en attenadant le ferry, dans la Bodega de Madrid, en trinquant avec des Marocains des plus joviaux.

    ALMERIA (Espagne) Peu de dépaysement en somme, hormis les publicités géantes pour la lingerie "Lise Charnel". Sur la Calle Real qui donne sur le port : Cafeteria Marrakech, Bazar Oujda, Bazar El Oods, Bazar Angate, Carnicera Ali Baba, Restaurant Miloud "comidas marroquies", Locutorio Nador... Simple retour de manivelle. La création de la ville remonte à 955, quand Abd al Rahman III ordonnait la construction de l'impressionnante Alcazaba (photo : la statue de San Cristobal est prise depuis une de ses murailles). Avant de reprendre le ferry pour l'Algérie, je peux assister au Grand débat électoral de Zapatero et Rajoy au café de la gare maritime. Les discussions s’organisent par petits groupes, presque que des Algériens. Personne n’écoute les candidats parler d'immigration.

    GHAZAOUET (Algérie) A bord du ferry, je rencontre Slimane. Il était mineur au Pas-de-Calais. Il est retraité à Tlemcen. Il est venu en Espagne chercher des pièces qu’il n’a pas trouvées. Son fils Mourad viendra le chercher en voiture au port. Nous irons ensemble chez lui pour manger. Cela fait une semaine qu’il mange espagnol et dit qu'il n’en peut plus.

    Au petit matin, le port de Ghazaouet, le plus occidental d’Algérie, le Rocher des Deux Frères (photo), puis au centre du port, une église, souvenir des Français, aujourd’hui transformée en bibliothèque.

    La ville de Tlemcen vivait grâce aux échanges avec le Maroc, sur la route d’Oujda, à quelques kilomètres plus à l’ouest...

  • Un pied dans le passé...

    ... et l'autre dans le présent, "entré dans la mondialisation par effraction", disent certains. Pris dans la médina d'Oujda, ce cliché fait échos à quatre "news" captées pendant mon séjour marocain. Aussi anecdotiques que révélatrices :

         - Le Maroc boycottera le prochain Salon du Livre de Paris. Argument avancé, la littérature israélienne sera à l'honneur. Comme pour faire contre-poids, la deuxième édition du Festival Méditerranéen des Ecrits de Femmes se déroulera à Rabt en avril prochain...

         - Le 14 février dernier mourrait dans sa cellule Ahmed Nasser, 95 ans, condamné à 3 ans de prison ferme pour avoir "maudit verbalement" son pays...

         - A Targuist, petite ville du Rif, un jeune a filmé des gendarmes en flarant délit de corruption et a mis la vidéo sur le site Youtube : coupables condamnés et mesures prises "d'en haut" pour freiner l'économie souterraine...

         - Fouad Moustada, un ingénieur de 26 ans, risque toujours 5 ans de prison ferme pour s'être présenté sur le site de rencontre Facebook sous le nom du Prince Moulay Rachid...

    A Tétouan, j'écrivais à côté d'un Marocain à la retraite qui tenait son propre blog politico-sportif, en arabe. A Chefchauen, à côté de deux jeunes Marocains consciencieusement occupés à séduire une Madrilène, via Skype. A Al-Hoceima - cris de joie et éclats de rire - un Marocain apprenait que son meilleur ami avait réalisé son rêve : atteindre Londres. Partout, des discrets, en fond de salle, consultent des sites pornographiques, alors que des femmes mariées s'entretiennent avec leur "cyberamant" marocain. Tout cela entre deux coupures d'électricité...

    J'avais découvert le Maroc en 1996, sous l'ère Hassan II. Ces derniers jours, je n'ai pas rencontré un seul Marocain nostalgique de l'ancien roi. En une décennie, le pays a véritablement changé de visage : le nombre de voitures, de grands chantiers, l'accès à internet, la téléphonie mobile, les investissements étrangers, les modes vestimentaires, etc.

    Toutefois, deux secteurs "moyennement sains" équilibrent encore l'économie du pays : l'argent rapatrié par les émigrés marocains (9% du PIB) et le tourisme. Le programme Vision 2010 vise à atteindre les 10 millions de visiteurs en cette année (7 millions en 2007, pour la première fois, plus que la Tunisie). Outre les "soucis collatéraux" (1'453 "faux guides" sont passés devant la Justice en 2007), le tourisme est à la base de la crise immobilière de Marrakech et reste un secteur fragile, à la merci d'un possible attentat terrroriste : 32 personnes viennent d'être mises aux arrêts pour probable relation avec une entreprise terroriste s'apprêtant à commettre une série d'attentas au Maroc...

    L'optimisme du roi et de la presse officielle puissent-ils déteindre sur les jeunes. Des jeunes qui n'ont qu'un mot en tête : chômage. Et peu d'intérêt pour la politique, sinon la politique migratoire de l'eldorado européen.

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  • Parenthèse féminine

    Elle fait le premier pas. La quarantaine, voilée plus qu'il n'en faut, mais le regard accrocheur. Elle me dit que sa soeur vit à Paris, enfin près de Paris, à Saint-Denis, qu'elle y a vécu quelques mois, mais que son mari n'a pas supporté. Il est aujourd'hui maçon à Nador. Elle a quatre enfants. Le petit dernier dans les bras. "Je n'ai jamais travaillé, mais je veux travailler..." D'un français minimal (j'imagine sa vie à Saint-Denis), elle me dit que Mohammed VI est "très très bien pour les femmes". Discussion lente, hésitante, belle...

    A la rescousse, une étudiante de 18 ans, première année en technique de management, vient jouer les traductrices. Elle ne porte pas le voile, "mais après, oui, je l'espère, inch'allah". Son père est prof de gym et elle adore le basket, mais sa ville de Zaio n'a pas de club féminin. Elle écoute un peu Céline Dion, mais surtout de la musique berbère amazigh qu'elle ne danse (des épaules) que lors des mariages. Pendant ses temps libres, elle reste à la maison, "tchate" avec ses amies et, depuis 2 ans, avec un Américain de Détroit. Du nouveau Code de la famille, elle apprécie le réhaussement de l'âge légal du mariage de 15 à 18 ans, mais préférait l'ancien article qui demandait aux femmes de recourir à un tuteur pour se marier : "les parents peuvent nous empêcher de faire des erreurs..."

    NOUVEAU DROIT DE LA FAMILLE Deuxième pays arabo-musulman à franchir ce pas, après la Tunisie, le Maroc a adopté en janvier 2004 une réforme radicale du droit de la famille. En vertu de cette loi, la femme marocaine est maintenant considérée comme une adulte, délaissant ainsi son statut de mineure qui l’obligeait à vivre sous la tutelle du père, du frère ou de l’oncle. La femme marocaine peut dorénavant choisir librement son époux et demander le divorce sans nécessairement perdre la garde de ses enfants et devoir quitter le domicile conjugal. Elle peut aussi refuser la polygamie.

    ... mais soudain, elle se tait et se referme. Venant de la surprendre en train de converser avec un étranger, deux amies rient d'elle...

    Si au Maroc, les femmes étudient et se mettent sérieusement au boulot, si la mode fait des ravages, de même que la presse féminine marocaine... à la campagne, seuls 27% des filles sont scolarisées dans le primaire (Rapport du Fonds des Nations-Unies pour la Population 2007). Que le prochain concours Miss Monde ait des chances d'être organisé à Marrakech en novembre prochain ne suffit pas. Au contraire ?

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  • Le téléphone arabe du père Joseph

    "Vous êtes chrétien ?" Un jeune Libanais catholique, un brin efféminé, m'accoste. Il me conseille "a-bso-lu-ment" de faire la connaissance de Père Joseph… 
    OUJDA A quelques kilomètres de l’Algérie - par la route clandestine, puisque la frontière est fermée - Oujda est un carrefour entre l'Afrique noire, le Maghreb et l’Europe, que l'on rejoint via le port de Nador, sur la côte marocaine. Cela explique pourquoi les candidats à l'émigration clandestine entrés en Algérie s'installent momentanément dans des abris de fortune jouxtant le campus universitaire d'Oujda, ou dans la forêt de Beni Issnasen, avant de poursuivre leur route. Cela explique peut-être aussi pourquoi, en plein Boulevard Mohammed V, une église et une mosquée travaillent côte à côte.


    Alors que la mosquée (minaret en photo) n'a qu'une dizaine d'années, l’Eglise Saint-Louis fêtera son centenaire ce 25 mai. La célébration réunira une chorale parisienne invitée par un Juif d'Oujda, un ensemble marocain de musique classique et un choeur d'étudiants subsahariens vivant à Oujda. Un melting-pot qui ne déplaît pas au Père Joseph, maître des lieux depuis 32 ans : "Les Oujdiens sont fiers de la proximité des deux lieux de culte. Encore ce matin, deux lycéennes, envoyées chez moi par leur professeur, m'ont questionné pour faire un exposé sur le christianisme..."
    Echarpe de laine, vieille veste matelassée et pantalons en velours côtelé, Père Joseph ne porte pas sa fonction sur lui. Un peu sur ses gardes au départ, il me laisse poser les questions (il m'expliquera que beaucoup de journalistes français l'ont sollicité, puis détourné ses propos), mais après un temps - la parole intarissable et les voies redevenues pénétrables - il m'emmène dans son univers, son passé, ses anecdotes.
    Il faut, dans son église, soulever l'épais tapis sur lequel repose des troncs centenaires d’oliviers, de citronniers et de poivriers - "Œuvres du Créateur" - pour découvrir une épitaphe : "Ici repose Bonaventure Cordonnier, franciscain fondateur et 14 ans curé de cette paroisse". Sur le chemin de croix, un Christ moderne peint par un ami. Au fond, un vitrail fabriqué par une amie. En dessous, quelques pictogrammes contemporains esquissés par un artiste musulman. Dans un coin de l'église, une photo d'une certaine Mlle Libouban, fondatrice de la première école d’infirmière du Maroc, et une tente berbère (photo).


    "Le téléphone arabe fonctionne, mais il faut du temps." A 78 ans, Père Joseph s'est fait sa place à Oujda. En 1953, c'est pour accomplir son service militaire qu'il se rendit pour la première fois au Maroc, à Rabat. Trois ans plus tard, on l'envoya en Algérie : "malheureusement à l’époque, la possibilité de dialogue et de communication n’existait que très peu avec la nation arabe et en particulier avec ce peuple algérien…" (qu'en est-il aujourd'hui ?)... Il y avait rencontré les moines assassinés à Tibérine en 1996. Et puisque l'histoire bégaie, il a appris la veille qu'un autre ami, le prêtre Pierre, vient d'être condamné à un mois d’emprisonnement pour avoir prêché dans un oued algérien, près de la frontière marocaine… En 1964, il s'engage pour dix ans à Casablanca, puis rejoint Oujda : "au début, l’église était pleine. D'abord des Français, puis des coopérants d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, plus qu’une trentaine de Catholiques, principalement des étudiants subsahariens, viennent à la messe du samedi soir". Mais quand on aime…

    Car avant d'être curé, Père Joseph fait oeuvre d'humaniste. Sous son nom d'auteur, Joseph Lépine, il a signé une douzaine de romans, contes, témoignages, essais et pièces de théâtre. Ainsi quitte-je son presbytère… deux livres sous le bras.

    *

    Contre le soir, j’ai rendez-vous avec Michael, un jeune Nigérien rencontré dans la rue. Il mendiait. Il parlait anglais. Il m'a dit qu'il a fui son pays il y a six mois, qu'il se préparait à tenter sa chance depuis Nador. Mais qu'il était "un peu pressé". Oui, ce soir, 18h, au Café El Jadida, sans faute.
     
    C’était à prévoir, un lapin. Lapin contre bouquin, je sors Une marche en liberté de Joseph Lépine. Effluves de haschisch, jeux de carte et vieux film à la télévision, le décor de l'El Jadida se prête à la lecture. Je découvre le témoignage d'un émigré camerounais recueilli - dans tous les sens du terme - par le Père Joseph. Jean-Paul Dzokou-Newo avait quitté son pays pour gagner le Maroc, via le Nigeria, le Niger et l’Algérie. Comme Michael.
    Passage de la frontière entre l'Algérie et le Maroc (extrait) : "La police fait son boulot, d’autres arnaqueurs aussi, munis de couteaux, des agresseurs sans scrupule capables de tous les coups. S’il y a résistance, ils vous jettent une lame tranchante au ventre. Le dépouillement est souvent total : une montre, un portable, un vêtement, que sais-je encore. Comme toujours, l’argent se monnaie…"
    Arrivée aux portes de l'enclave espagnole de Melilla (extrait) : "C’est un durcissement notable de répression qui s’abat sur toute la communauté de l’Afrique subsaharienne en déroute. La sécurité marocaine : gendarmerie – police – l’armée elle-même pénètrent au camp de Gourougou et bastonnent, entraînant la population des environs jusqu’aux enfants eux-mêmes contre nous, alors qu’elle était jusque là bienveillante avec nous, prétextant le viol des femmes de notre part. Nous n’avions pas changé d’attitude. Ce furent des moments très douloureux. Nous n’avions pas la possibilité de nous nourrir. Enfermés sur nous-mêmes, nous n’étions plus les mêmes, sinon dans un état de bestialité, parqués, en quelque sorte, dans l’enceinte d’un périmètre imposé. Toute une population, dans la peur elle-même, armée se dressait contre nous, sans savoir pourquoi…"

    * 

    Père Joseph me poursuivra encore quelques kilomètres. Ouvrage plus intime, Terre de Labours s'est écrit à deux mains avec son frère Paul. S'y trouvent quelques mots d'un ami du Père Joseph, tirées d'une lettre qu’il lui avait adressée juste avant de mourir :
     
    "J’aimerais revoir la ville d’Oujda, ses remparts, parcourir la médina, sentir à nouveau toutes ces odeurs particulières, m’attarder sur ces visages amis, prendre une dernière fois le temps de bavarder, d’aller un peu plus loin et de reparler encore… En un mot de prendre le temps d’être ensemble autour d’un verre de thé…"
    ___

    PS 1 : Le Maroc, "pays de transit", est en voie de devenir "pays d'accueil". En 2007, le Maroc accordait le statut de réfugié à 786 personnes venant principalement de Côte d'Ivoire, du Congo et d'Irak. Contre seulement 62 en 2005.
    PS 2 : Terre de Labours, Ed. du petit Véhicule, Nantes, 2002. Une marche en liberté, Maisonneuve et Larose, Paris, 2006.

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  • JH, 29 ans, cherche Europe...

      Il prend place à côté de moi et installe sa mère devant lui. Une main sur son épaule, il m’explique qu’il l’emmène chez un médecin de Berkane, "un médecin formé à Paris", précise-t-il.  Première fois au Maroc ? Comment vous trouvez le Maroc ? Pourquoi voyagez-vous seul ?… Entrée en matière habituelle. Les confessions viendront ensuite. Petit à petit. Comme défilent les vastes plaines verdoyantes de l’Oriental marocain…

      Diplômé en sciences politiques à l’université d'Oujda (où je me rends), il habite Al-Hoceima (d’où je viens). Il est au chômage. Sa famille vit grâce à son père qui vit à Lille. Ce dernier est aussi au chômage, mais, à la différence de son fils, il le touche...

      "Rien n’est fait pour retenir les jeunes à Al-Hoceima. Il n’y a que les fonctionnaires, les militaires et les politiciens qui font carrière..." Il a cherché à étudier en France, mais les facs le refusent à cause de sa maîtrise approximative du français (il a étudié en arabe).

      En décembre dernier, il avait réuni les 5'000 dirhams (450 euros) nécessaires pour être l’un des 60 candidats à prendre place dans un zodiac de 9 mètres, quitter la côte, près de Nador, et tenter de rejoindre l’Espagne, via la côte de Malaga, moins sécurisée, selon lui, que celle d’Almeria. Avec lui, à boire, à manger et des habits de rechange. Après 18 heures de mer, en comptant une longue attente pour débarquer de nuit, la police espagnole les repérait : deux jours en prison en Espagne, puis retour à Nador où, à sa grande surprise, il fut quitte pour un simple serment.

      Il m’avoue ensuite avoir déjà tenté sa chance, il y a dix ans, mais "à l’ancienne", en forçant simplement le passage sur un ferry de Nador. Il en garde le souvenir d’une sévère correction... Plan de rechange, il avait voulu marier "en blanc" une cousine qui habite Perpignan, et ainsi obtenir les précieux papiers. Cette dernière avait accepté, mais sa tante s'y opposait…

      Berkane est en vue. Il m’avoue finalement aimer secrètement une fille qui étudiait en même temps que lui à Oujda (on peut parler fort, sa mère ne parle pas français). Il lui a dit et lui répète qu’il ne faut pas l’attendre. "Mais sûr que lorsque j' aurai ma situation en France, si ce n’est pas trop tard, je la marierai et la ferai venir avec moi !" 

      Fin février – cette fois, c’est son père qui lui a envoyé les 5'000 dirhams - il retentera sa chance sur un zodiac…

     

      "Yakoulna el out ouala doud". Etre bouffé par les poissons, plutôt que par les vers de terre. Ainsi réfléchit mon "brûleur de frontières". Chemise rayée assortie à des pantalons à plis, propre sur lui, joues bouffies, éduqué... il n’a pas le gueule de l’emploi. Il est comme vous et moi. Plein de malice et d’entrain, il m’a juste raconté son choix. Un choix intelligible. Son "évasion" est une sorte de plan de carrière, un investissement certes "à risque", mais qu’importe pour lui de mourir en tentant sa chance, au Maroc, il ne vit plus.

     

      Dans un mois, il fera peut-être partie de ces anonymes dont parlent de petits encadrés, en marge des quotidiens, mentionnant le nombre et la provenance de clandestins attrapés par la police espagnole…

      Peut-être le problème majeure du débat européen sur l’immigration est de ne pouvoir avoir à côté de soi un de ces fameux "brûleurs de frontières" pour lui demander simplement : "Pourquoi es-tu parti ?"

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    PS : Une étude conduite par la Banque africaine de développement, publiée le 28 janvier dernier, chiffre, en 2005, à 1,5 milliard d'euros les fonds envoyés de France au Maroc. La totalité de ces transferts pèsent 9% du PIB du pays et 750 % de l'aide publique au développement dont il bénéficie.
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